Paul-Louis Courier vu par Albert Thibaudet
Les écrivains de gauche
Albert Thibaudet
n dix ans, de 1772 à 1783, naissent Courier, Béranger, et Stendhal. C’est à eux, à leur œuvre, à leur fortune littéraire qu’il faudrait penser quand on recherche les racines de ce mot de Barrès : La France est radicale. Un homme politique radical a lancé en 1924, le mot de Français moyen. Avec eux une vieille vigne française donne à la fin du XVIIIe siècle le fruit que la révolution va mûrir, un type « Français moyen » du XIXe siècle, qui a pour adversaires le roi, les prêtres et les nobles, qui enregistre et assimile la Révolution, qui se taille son indépendance dans un morceau de bien national, que les régimes politiques devront connaître, tourner, utiliser, servir, qui arrivera au pouvoir avec la troisième République.
Il y a une grande littérature de la contre-révolution. Il y a une misérable littérature de la révolution officielle et déclamatoire. Mais il y a par Courier, Béranger, Stendhal, une littérature vraie de la révolution réelle. Entendons le mot au sens juridique : de la révolution dans les choses, dans les biens, de la révolution en profondeur, de la révolution apprise et vécue à vingt ans par le jeune Courier dans les libres propos de militaires, par le petit Béranger dans la campagne picarde ou la rue Montorgueil, par Henri Beyle, enfant de gauche, dans sa bataille quotidienne de la rue des Vieux-Jésuites contre ceux qu’il appelle ses ennemis naturels : ses parents et ses maîtres. En 1816 Molé, essayant de proposer une liste commune libérale en Seine-et-Oise, aux gros cultivateurs qui ont acheté des biens nationaux et qui sont électeurs, en reçoit cette réponse obstinée : « Vous êtes noble, et nous ne le sommes pas. Nous avons des biens nationaux et vous n’en avez pas. ». Et il écrit : Voilà toute la France, elle se trouve tout entière dans ces paroles de mes laboureurs. évidemment Courier est un héritier d’avant la Révolution, Béranger un citadin de Paris, et Beyle n’eut jamais à lui une motte de terre. Mais ils expliquent et accompagnent cette France, découverte aux élections de 1816 par le regard clairvoyant et distant du descendant de Mathieu Molé.
Courier l’helléniste
François-René de Chateaubriand
ualifié un jour par Renouard d’éminent helléniste, Courier lui répondit : « Si j’entends bien ce mot, qui, je vous l’avoue, m’est nouveau, vous dites un helléniste comme on dit un dentiste, un droguiste, un ébéniste, et suivant cette analogie, un helléniste serait un homme qui étale du grec, qui en vit, qui en vend au public, aux libraires, au gouvernement. Il y a loin de là à ce que je fais. Vous n’ignorez pas, Monsieur, que je m’occupe de ces études uniquement par goût, ou, pour mieux dire, par boutades, et quand je n’ai point d’autre fantaisie, que je n’y attache nulle importance et n’en tire nul profit, que jamais on n’a vu mon nom en tête d’aucun livre. »
Ce grand bourgeois sera toujours un M. Jourdain de l’indépendance. Disons donc qu’il se connaît fort bien en grec, car il n’en donne pas pour de l’argent, et qu’il n’y a que les mauvaises langues qui l’appellent helléniste.
Soyons cependant de ces langues. Et cet écrivain, qui s’est voulu attique, appelons-le un atticiste. L’atticiste c’est l’attique, plus l’huile de sa lampe. Paul-Louis a contribué à fonder cet hellénisme du style savant, cette bonhomie artificielle pour laquelle il ne faut pas être sévère, d’abord parce qu’on pourrait en dire, comme Courier le dit de Chateaubriand, qu’elle porte son masque à la main, et ne nous trompe plus, - ensuite parce que, bien que de gauche, elle appartient précisément à la même veine que l’hellénisme de droite de Chateaubriand, du Génie et des Martyrs ; et puis parce que, descendant eux-mêmes, tous deux du Télémaque et de l’abbé Barthélémy, ils aboutissent à Anatole France, la Chavonnière et la Béchellerie de ces deux Parisiens se répondant trait pour trait dans les paysages littéraires, politiques et tourangeaux, - enfin et surtout parce que cet atticisme se lit toujours, que s’il nous amuse trop volontairement de ses victimes réactionnaires, il nous amuse très involontairement de lui-même, que l’intérêt de l’homme atteint et dépasse l’intérêt du style, que son œuvre a un contenu, qu’elle apporte autant de lumière sur les idées politiques de la France, sur la vie politique de la France (choisissons un terme de comparaison qui eût plu à Courier) que les poésies de Théognis sur la vie intérieure des cités grecques de son temps.
Les deux Courier
Canonnier à cheval [Gravure G. Viollet-le-Duc]
our qui regarde l’œuvre, il y a deux Courier. D’abord celui de la Révolution et de l’Empire, l’officier helléniste, le canonnier à cheval dont la vie militaire consista surtout à traduire le commandant de cavalerie de Xénophon, le bourgeois sensuel, le paillard à la hussarde qui eut la bonne fortune d’éditer et de traduire Daphnis et Chloé en révisant et en complétant Amyot. Ensuite le Courier de la Restauration, le propriétaire jaloux de son droit, en embuscade contre le noble et le curé, le maître des redoutables brûlots, que la cour d’assises n’éteignait pas, au contraire.
Le premier nous est connu par ses Mémoires, c’est à dire par un livre que vous chercherez vainement dans sa bibliographie, vu qu’il les a écrits, comme Pline le Jeune, sous forme de lettres, ces lettres publiées en 1829, soit dix à vingt ans après qu’elles sont censées avoir été écrites, et qui ont été tantôt refaites, tantôt fabriquées entièrement. Il y a une différence complète entre les vraies lettres de Courier, les lettres de cabinets d’autographes, généralement assez sèches, et ces lettres artificielles et artificieuses, où il pastiche madame de Sévigné, morceaux d’anthologie, évidemment, mais faits pour en être, et qui sentent justement l’huile de ce mot grec : anthologie… Le second Courier est celui des Pamphlets. Mais lettres et pamphlets sont du même style, ce style est celui du même homme.
Le grognard
Pierre-Jean de Béranger (1780-1857)
n homme qui aime le grec et le style, mais qui a des histoires avec tout le monde, nourrit des rancunes solides contre tous les régimes, et décharge contre le premier régime qui lui permet plus ou moins de les écrire celles qu’il a accumulées sous les régimes où il ne pouvait rien dire. Le canonnier à cheval Courier est un grognard. Napoléon a fait, avec un astucieux génie, de ce mot le synonyme de soldat ou de brave. Et la postérité n’a que peu ou point su que le grognard grognait réellement, et que grogner cela consistait à n’être pas content, quand on n’avait d’ailleurs aucune raison de l’être. Le soldat de l’Empire n’a pas eu la parole officielle, ou ne l’a eue qu’à condition de conniver au décor et au convenu. On a cru que grogner c’était poser pour le bon grognard de Béranger, de Thiers, du bourgeois qui mettait des pantoufles tricolores pour lire Victoire et conquête des Français ; mais grogner c’était parler, c’était dire fortement, simplement, précisément, son mécontentement, et que les bulletins de la Grande Armée étaient les bulletins du grand mensonge, et que Plutarque mentait.
Cette parole, sous l’Empire, n’avait pas d’expression écrite, et se dissipait avec la fumée des bivouacs. La littérature vivait sous le régime du dessus de pendule. L’Empire est l’âge d’or de ce genre horloger. Même le mot-clef du grognement militaire, on l’a montré après Waterloo en dessus du pendule ; il passa pour sublime.
Or la carrière militaire de Courier est celle d’un grognard clairvoyant et débrouillard. Il grogne littérairement dans ses lettres. Son expérience d’officier, il la résume ainsi dans une lettre à Sylvestre de Sacy : J’ai enfin quitté mon vilain métier, un peu tard, c’est mon regret. Je n’y ai pourtant pas perdu tout mon temps. J’ai vu des choses dont les livres parlent à tort et à travers. Plutarque à présent me fait crever de rire : je ne crois plus aux grands hommes.
A plus forte raison ne croira-t-il ni à l’auguste maison des Bourbons, ni aux curés, ni aux ministres, ni à monsieur le maire. Il est douteux que la Restauration fournisse aux Français autant de motifs de grogner que le Moloch impérial, mais elle leur apporte le droit de grogner. Courier en use et comme un besoin permanent de l’être, et comme d’un droit ( son droit ) nouveau de l’homme, et comme d’un penchant naturel du Français, et comme d’une défense éternelle du propriétaire, et comme d’un privilège de celui qui a appris des Grecs à écrire, et comme d’un plaisir délicat d’humaniste érudit.
L’héritier
Alexandre Balthazar Laurent Grimod de La Reynière (1758-1838)
hez l’auteur des Pamphlets, le Français, le propriétaire et l’humaniste collaborent en un style unique. C’est un style d’héritier. Héritier jaloux d’une belle fortune, Courier est l’héritier non moins jaloux d’un patrimoine littéraire, où il occupe deux domaines, les oliviers d’Attique et les jardins de Touraine ; plus précisément, il entend continuer, représenter la double tradition de Xénophon et de Lysias, du Pascal des Petites Lettres et de madame de Sévigné. Il ne produit pas mais il hérite : c’est un Grimod de la Reynière ou un Brillat-Savarin du style. Il ne cherche pas dans l’héritage littéraire le grand, le poétique, l’universel, comme cet autre maître du style héritier, M. de Chateaubriand, mais le rare et l’exquis. Styliste, il se comporte en jardinier et en vigneron français.
Le style d’héritier, il l’applique à la défense de son héritage, je veux dire de l’héritage de sa classe, bourgeoisie moyenne. Propriétaire moyen, il se retourne dans son lit pour haïr sur l’un de ses flancs le grand propriétaire noble, sur l’autre flanc le braconnier. Vis-à-vis de ses voisins et de ses domestiques, Courier se comporte en mauvais « gros » (et cela c’est sa vie privée, qui ne laisse pas de trace dans sa littérature). Mais vis-à-vis des « gros » officiels, cet électeur censitaire prend le masque du vigneron de la Chavonnière, c’est à dire d’un faux « petit », et même du vigneron de la vigne de Naboth. Sa littérature politique, bien plus que celle de Chateaubriand, s’avance sous un masque. Larvatus prodeo1.
Le bouilleur de cru
Blaise Pascal (1623-1662)
’auteur du Pamphlet des Pamphlets se réclame des Provinciales2, et son dialogue avec M. Arthus Bertrand imite même assez laborieusement celui de Pascal avec le bon Père. Il y a cependant une différence, autre que celle de l’originalité ; c’est que les Provinciales traitent d’immenses intérêts spirituels, tandis que les Pamphlets ne traitent même pas d’intérêts politiques moyens, de ceux-là dont s’occupait à la Chambre Royer-Collard ou dans la presse, Constant. Courier a le secret de prendre toutes les questions par leur bout le plus exigu : c’est bien la France vue de Véretz, les affaires de Courier avec le maire et le curé, les villageois qui dansent ou ne dansent pas. Et Flaubert n’aurait même pas osé mettre dans la bouche d’Homais les propos sous-pharmaceutiques et sous-vétérinaires du discours de Chambord sur les lubricités royales et les méfaits de la bande noire. Courier a mérité son monument sur la place de Véretz, le plus près possible du café du Commerce.
Mais par un autre biais, ce localisme tourangeau fait vivre pour nous une cellule politique française. Ce qui se passe et ce qu’on pense à Véretz ressemble à ce qui se passe et ce qui se fait dans des milliers de communes de France. Vigneron de la Chavonnière, ce titre est un présage ! La vigne deviendra radicale, et elle fait à Véretz du radicalisme en puissance. Les Pamphlets exposent moins des raisons politiques qu’ils ne traduisent les états de sensibilité qui empêchent la majorité de la bourgeoisie d’avoir un langage commun avec les Bourbons et avec l’ordre qu’ils représentent. Courier admirait le duc d’Orléans, un prince qui faisait élever ses fils au collège, il le souhaitait sur le trône, et sans doute la royauté de Juillet l’eût comblé. Mais le couriérisme dépasse Courier, le couriérisme n’est pas orléaniste ; le couriérisme c’est la troisième République, au moins celle d’hier, anticléricale, radicale.
Louis Marie de Lahaye de Cormenin (1788-1868)
Il ne s’agit pas d’un radicalisme du gouvernement, mais du radicalisme de l’individu, du contrôleur en défiance contre l’autorité, du citoyen contre les pouvoirs. « Dans un état bien fait, la nation, dit Courier, ferait marcher le gouvernement comme un cocher qu’on paie, et qui doit nous mener non où il veut, comme il veut, mais où nous prétendons aller et par le chemin qui nous convient. » L’helléniste Courier précède ici le professeur Alain ; les Pamphlets ainsi que plus tard les Eléments d’une Doctrine radicale, peuvent être traités comme des classiques républicains, leurs auteurs comme des républicains classiques. Avec cette différence que la philosophie politique de Courier est une philosophie de propriétaire plutôt que de militant (un braconnier électeur eût été aussi insupportable à ce censitaire que le roi de droit divin), de solitaire plutôt que de solidaire. Procéder de Courier intégralement c’est en procéder électoralement, selon la formule de 1902, être contre le gouvernement des curés et pour le privilège des bouilleurs de cru.
Aussi lira-t-on de préférence Paul-Louis en période électorale, où il trouve mille échos. Cependant il est bon en toute saison. Il tient en deux volumes, s’étant donné beaucoup de mal pour ne guère écrire que de l’exquis. Des traductions de Xénophon et d’Hérodote se marient à ses morceaux courts, comme des marbres grecs rapportés d’Italie dans une maison blanche de Touraine. Le parfait pamphlet, ce genre passager, ne se trouve que là, comme les vraies rillettes à Vouvray même. Après 1830, la presse le tue. On est journaliste, on n’est plus pamphlétaire. Un hobereau, M. de Cormenin, un rural, Claude Tillier, s’y essaieront sans fruit durable. Courier n’eût d’ailleurs jamais consenti aux cadres, à la discipline, à la périodicité d’un journal ; seul convient au grognard, au solitaire, à l’homme qui vit contre, ce pamphlet, qu’il écrit quand cela lui chante, cette brochure où il est chez lui, ce verre qui n’est pas grand, mais où il boit le vin de sa vigne et le cru qu’il a bouilli…
Albert Thibaudet (1874-1936), Histoire de la littérature française de Chateaubriand à Valéry, chapitre XII intitulé « Courier et Béranger ».
(Texte publié après sa mort par Léon Bopp et Jean Paulhan)
[1] Je m'avance caché, Descartes dans ses Preambula
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[2] Les Provinciales, ou Lettres écrites par Louis de Montalte à un Provincial de ses amis et aux R.R. Pères Jésuites, constituent une série de dix-huit lettres écrites par Pascal sous un pseudonyme, Louis de Montalte.
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