Paul-Louis Courier

Courrierist, lampooner, polemist
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prec [Sans mention] de Livourne - 18 octobre 1808 [Sans mention][1] [Sans mention] de Livourne - 16 novembre 1808 Suiv

Livourne, le 2 novembre 1808


J Isocrate (470-399 av JC) Isocrate (470-399 av JC)
 
e lis l’Isocrate de Coraï et ses notes, que vous n'avez pas. Entre nous, c'est peu de chose. Il pouvait faire et il a fait beaucoup mieux que cela. Ce que j'y trouve de meilleur, c'est l'exemple qu'il donne d'expliquer le grec en grec, exemple qu'il faudrait suivre, et même dans les lexiques. Mais je ne puis du tout approuver sa préface mixtobarbare[2]. Ah, docteur Coraï ! un frontispice gothique à un édifice grec ! au temple de Minerve, le portail de Notre-Dame ! Pourquoi la préface et les notes, s'adressant aux mêmes lecteurs, ne sont-elles pas dans la même langue ? Ce que j'en dis n'est point par humeur, car je n'en perds pas un mot. Seulement j'ai de la peine à croire que ce soit ainsi qu'on parle, et je pense qu'il fait un peu comme l'écolier de. Rabelais : nous transfretions la Sequane pour viser les meretricules[3]. Celui-là latinisait et Coraï hellénise.
Ses notes sont pleines de longueurs et d'inutilités. Ne comprendra-t-on jamais que des notes ne doivent point être des dissertations, que les plus courtes sont les meilleures, que l'explication des mots regarde le lexicographe, celle des phrases les grammairiens ? N'est-ce point assez de travail pour un éditeur d'avoir à choisir entre les variantes, à découvrir et marquer les altérations du texte, les fautes des copistes qui sont de tant d'espèces, erreurs, omissions, additions, corrections, etc. A chaque note trois mots suffisent, et les anciens critiques n'y employaient que des signes, d'où est venu le nom même de notes. Bref, dans tout ce qu'on nous donne, je ne vois que des matériaux pour les éditeurs futurs, s'il s'en trouve jamais de raisonnables. Pas un livre pour qui veut lire.
Notre ami se plaît à écrire son grec, et je le lui passerais si ce plaisir ne l'entraînait trop souvent loin de sa route. Tant de hors-d’œuvre, dans une œuvre où tout ce qui n'est pas nécessaire nuit! Tant d'étymologies de la langue moderne, curieuses si vous voulez, mais étrangères à Isocrate ! Tout en se mêlant d'indiquer les beautés et les défauts, il est à mille lieues de ce qu'on appelle goût. M. Heyne, et quelques autres qui ont eu la même prétention, ne l'ont pas mieux justifiée. Après tout, est-ce là leur affaire ? On ne leur demande point si Isocrate a bien écrit, mais ce qu'il a écrit, recherche que Coraï néglige un peu cette fois. Croiriez-vous qu'il n'a pas seulement vu les manuscrits de Paris ? Voilà un péché d'omission, dont je ne sais si le pape même le pourrait absoudre. Il s'en .rapporte aux variantes de l'abbé Auger[4], qui s'en est aussi rapporté à quelque autre, n'ayant garde de déchiffrer les manuscrits, lui qui ne lisait pas trop couramment la lettre moulée. D'après cela je vous laisse à penser ce que c'est que ce travail, Robaccia[5]. J'en suis fâché. Car je m'attendais.que nous aurions par lui quelque chose de bon de ces manuscrits. Mais il y faut renoncer. Car qui diable s'en occupera si Coraï les néglige ? C'est dommage. Sur un texte si intéressant, il pouvait se faire grand honneur et à nous grand plaisir.
Quel écrivain que cet Isocrate ! nul n'a mieux su son métier. Et à quoi pensait Théopompe[6], lorsqu'il se vantait d'être le premier qui eût su écrire en prose ? Ce n'est pas non plus peu de gloire pour Isocrate que de tels disciples. Je lui trouve cela de commun avec votre grand Gustave[7], que tous ceux qui, en même temps que lui, excellèrent dans son art, l'avaient appris de lui. Voilà un étrange parallèle, et dont il ne tiendrait qu'à vous de vous moquer, ou même de vous plaindre diplomatiquement.
Donnez-moi des nouvelles de M. Micali[8], de nos manuscrits et de vous. Trois points comme pour-un sermon. Mais celui-là ne peut m'ennuyer.

 

Réponse de M. Akerblad

Florence le 16 novembre 1808

N Jacques Philippe d’Orville (1696-1751) Jacques Philippe d’Orville (1696-1751)
 
’allez pas m’accuser de paresse, mon cher et savant commandant, si ma réponse à votre belle lettre du 2 de ce mois vous arrive un peu tard, car par la faute ou de mon domestique ou des employés à la poste, cette lettre ne m’est parvenue qu’hier soir[9]. Je suis enchanté de voir que ni vos occupations militaires, ni les alertes que vous donnent de temps en temps les Anglais, ni même les tremblements de terre n'ont pu vous détourner de vos études chéries, et j'admire votre belle et constante passion pour les muses grecques, passion qui ne vous quitte pas même dans la ville la plus indocte de l'Italie, et où l'on n'entend parler que de lettres de change et de marchandises coloniales.
Vous êtes donc bien fâché contre ce pauvre Coraï, pour avoir fait une préface en grec vulgaire à votre Isocrate.!. Mais de grâce, en quelle langue fallait-il donc qu'il s'adressât aux jeunes gens de sa nation ? Rien ne me semble plus naturel que de leur parler dans leur propre idiome. Aussi, lorsqu'il a fait des éditions d'auteurs grecs pour vous autres messieurs les Français, il n'a pas manqué de faire les préfaces dans votre langue. J’avoue que le bonhomme est un peu long dans ses prolégomènes mais vous avouerez cependant que son introduction grammaticale à la tête du premier volume contient des observations excellentes, des vues neuves, sinon pour les hellénistes de l'Europe, au moins pour ses compatriotes, qui ne connaissent de grammaires que celles de Lascaris et Gaza[10], et qui ignorent absolument tout ce que la philologie moderne a perfectionné dans la méthode grammaticale. Quant aux notes de Coraï, je ne connais pas celles d’Isocrate. Les autres je les trouve parfois un peu longues mais toujours remplies de remarques excellentes. D'ailleurs un volume in-8° de notes pour tout l'Isocrate ne me paraît pas trop. Et que diable diriez-vous donc des notes de notre feu ami Villoison à Longus, de celles d'Orville[11] à Chariton[12], de celles d'Abresch[13] à Aristénète[14], etc., etc. Le baron de Locella lui-même, quoique homme du monde et qui devait avoir un peu plus de goût que ses collègues, n'a-t-il pas fait un gros volume in-4° de ce mauvais petit roman de Xénophon d'Éphèse[15], sans vous parler de mille autres commentateurs encore plus lourds que ceux que je viens de nommer. Ce qu'il y a de plaisant c'est que les motifs qui vous font prononcer contre le bon Coraï sont précisément ceux qui me donnent une grande envie de lire ses notes, ses étymologies de la langue moderne, ses explications du grec en grec, etc., etc., me font vivement désirer de posséder cet ouvrage, et je vous prie, mon aimable commandant, de vous informer s'il se vend à Livourne, et à quel prix. Si vous aviez lu la première partie des prolégomènes de Coraï, vous n'auriez aucune crainte que la langue vulgaire dont il se sert ne soit entendue par ses compatriotes, puisque lui-même désapprouve hautement la manière de quelques écrivains de sa nation de mêler l'ancien grec avec l'idiome usuel, manière qu'il appelle fort bien macaronique. Quant à une autre réprimande que vous faites à notre helléniste d'avoir écrit la préface dans une langue, et les notes dans une autre, voici ma réponse : la préface est pour les Grecs de toutes les classes, les notes uniquement pour ceux qui savent lire Isocrate dans sa propre langue. Enfin le dernier et le plus fort des reproches que vous lui faites, c'est de n'avoir pas examiné par lui-même les manuscrits de Paris. Voilà un péché bien grave selon vous ; quant à moi, je ne le regarde que comme une peccadille. Il était d’ailleurs bien décourageant de recommencer ce travail qui avait déjà été fait bien ou mal par un autre. On perd un temps bien précieux avec ces maudits manuscrits qui le plus souvent ne vous donnent pas une leçon nouvelle qui soit bonne, et je regrette bien deux ou trois mois que j'ai passés dans la bibliothèque Laurentienne à confronter Orphée, et quelques autres vétilles grecques. Notre pauvre Danois qui travaille dans la même bibliothèque est sans doute de mon avis ; Sophocle (497-406 av JC) Sophocle (497-406 av JC)
 
depuis deux mois qu’il s’occupe à collationner le beau manuscrit de Sophocle qui vous donnera j’espère une simple moisson de variantes, au moins je le souhaite.
Le comité dont nous devions être membres vous et moi, n’a jusqu’à présent rein trouvé de fort intéressant dans les couvents supprimés qu’un manuscrit de la bible en hébreu et un recueil de lettres inédites de Machiavel, de Guichardin[16] et d’autres hommes célèbres. On n’a pas encore visité la bibliothèque de l’abbaye ni celle de Saint-Marc. Si je suis encore ici lorsque cette visite se fera, je me mettrai à la queue des commissaires pour voir à mon aise ces deux bibliothèques qui autrefois étaient presque inaccessibles. Tâchez de venir ici et vous serez des nôtres, ou si vous ne venez pas, donnez-nous vos ordres. Je n’oublierai pas d’examiner l’Hérodote que nous n’avons pu voir quand nous y fûmes. Vous pouvez voir dans Maufoncon (Bibl. Bibliothecarum) une assez ample liste de manuscrits qui doivent s’y trouver si les moines ne les ont pas soustraits[17].
Mais voilà une lettre beaucoup trop longue pour un paresseux comme moi. Micali est très sensible à votre souvenir et me charge de vous dire mille choses. Furia et le gros abbé[18] travaillent toujours à l'édition d'Ésope qui les occupe depuis trois ans. Votre serviteur a fait la sottise de lire tout d'une haleine les érotiques grecs, ce qui a manqué le brouiller avec cette littérature qui, depuis près d’un an, fait ses délices, tant il a trouvé mauvais les romanciers grecs. C'est bien ce que vous appelez robaccia. Quel écrivain, dites-vous, que cet Isocrate ! Quels écrivailleurs, dis-je, moi, que ce Xénophon d'Éphèse, cet Achille Tatius[19], etc. Je veux me mettre à lire Thucydide ou Démosthène pour oublier ces platitudes-là.
Donnez-moi de vos nouvelles, mon très cher commandant, mais si vous ne voulez pas que vos lettres restent quinze jours à la poste, mettez Correspondant de l’Institut de France au lieu du titre dont vous m’avez gratifié et qui est peut-être suspect à la poste. On dit qu'on ne veut pas de vous en Espagne, mais qu'il vous pourrait bien arriver d'aller au dépôt de Vérone. Je voudrais qu'on vous envoyât ici ou à Rome pour jouir de votre aimable et savante société, et c'est avec ces vœux que j'aime à finir ma lettre en vous embrassant de tout mon cœur et en vous priant d’être persuadé de ma haute considération et de tout mon dévouement.

Akerblad


[1] Sautelet indique : « A M. Akerbladt, à Florence »  Note1
[2] Mixtobarbare : Mélange de grec ancien et de grec moderne.  Note2
[3] Voir Pantagruel, livre II, chapitre VI. La citation exacte est :
Nous transfretons la Sequane au dilucule et crépuscule…, c’est-à-dire « Nous traversons la Seine au point du jour et crépuscule. » Le mot meretricules apparaît beaucoup plus loin dans une interminable phrase.  Note3
[4] Né à Paris le 12 décembre 1734 et mort dans la même ville le 7 février 1792, Athanase Auger, homme d’église et érudit, s’illustra dans la traduction d’auteurs grecs anciens parmi lesquels Démosthène, Isocrate, Lysias, Hérodote, Xénophon… Il traduisit également Cicéron.  Note4
[5] Objet dépourvu de la moindre valeur.  Note5
[6] L’historien grec Théopompe (378 av. J.-C. 323 av. J.-C.) fut élève d’Isocrate.  Note6
[7] Fils de Charles IX de Suède, Gustave Adolphe II le Grand (1594-1632), fut à son tour roi de Suède. Ses dons militaires lui valurent d’être admiré de Napoléon en personne.  Note7
[8] Né à Livourne vers 1780, Joseph Micali, fils d'un riche négociant consacra sa vie à un seul ouvrage en plusieurs tomes : Histoire de l’Italie avant la domination romaine, publié à Florence en 1810. il mourut en 1844.  Note8
[9] Sautelet n’a pas imprimé cette phrase.  Note9
[10] Konstantinos Lazaris : Grammairien grec né à Constantinople en 1434, mort à Messine en 1501.
Théodore Gaza (Né à Thessalonique vers 1400 et mort en Calabre vers 1475) : Humaniste byzantin, réfugié en Italie à partir de 1442. Né entre 1398 et 1400 et mort entre 1475 et 1478, selon les sources.  Note10
[11] De nationalité néerlandaise, Jacques, Philippe d’Orville ((1696-1751) était critique et philologue. Il publia à Amsterdam en 1750 la première édition de Chariton, avec commentaires.  Note11
[12] Chariton d’Aphrodisias fut un romancier « érotique ». Il fut actif au Ier ou au IIe siècle ap. J.-C., probablement vers 100-150. Il est l’auteur des Amours de Chaereas et Callirrhoe que Larcher traduisit pour la 1ère fois en français en 1763, avec un appareil de notes instructives.  Note12
[13] Frédéric, Louis Abresch est un savant helléniste né à Hambourg en 1699 et mort en 1782. Il donna en 1749 la meilleure traduction des Lettres d’Aristénète.  Note13
[14] Né à Nicée vers 300 et mort en 358, Aristénète est l’auteur de Lettres érotiques.  Note14
[15] Xénophon d’Ephèse est l’auteur des Amours d’Anthias et d’Abrocome dont le baron de Locella donna à Vienne, en 1797, la meilleure édition de ce roman. Il consulta le manuscrit de Florence et s’appuya sur les travaux d’hellénistes comme Hemsberhuys, Alberti, Abresch, d’Orville…  Note15
[16] Né le 6 mars 1483 à Florence et mort le 22 mai 1450 à Arcetri, François Guichardin est un historien et un homme politique florentin du XVIe siècle. Il ne publia rien de son vivant. Son Histoire d’Italie n’a vu le jour qu’en 1561, à Florence, d’ailleurs de manière incomplète.  Note16
[17] Akerblad avait bien senti les choses. Cf. Lettre à M. Renouard, libraire.  Note17
[18] L’abbé Bencini, bras droit de del Furia, mis en scène dans la Lettre à M. Renouard, libraire.  Note18
[19] Écrivain grec ayant vraisemblablement vécu au IIe siècle, Achille Tatius d'Alexandrie écrivit l'Histoire de Leucippe et Clitophon et d'autres histoires amoureuses, en huit livres.  Note19

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