Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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prec A Mme Dionigi - 7 septembre 1806 [sans mention]1 [Sans mention] de Mileto - octobre 1806 Suiv

Mileto le … 18062

Jeune femme cousantOeuvre de Thomas Couture J 'ai reçu, mon général, la chemise dont vous me faites présent. Dieu vous la rende, mon général, en ce monde-ci ou en l'autre. Jamais charité ne fut mieux placée que celle-là. Je ne suis pourtant pas tout nu. J'ai même une chemise sur moi, à laquelle il manque à vrai dire le devant et le derrière, et voici comment. On me la fit d'une toile à sacs que j'eus au pillage d'un village, et c'est là encore une chose à vous expliquer. Je vis un soldat qui emportait une pièce de toile ; sans m'informer s'il l'avait eue par héritage ou autrement, j'avais un écu et point de linge ; je lui donnai l'écu et je devins propriétaire de la toile, autant qu'on peut l'être d'un effet volé. On en glosa, mais le pis fut que ma chemise faite et mise sur mon maigre corps par une lingère suivant l'armée, il fut question de la faire entrer dans ma culotte, la chemise s'entend, et ce fut là où nous échouâmes moi et ma lingère. La pauvre fille s'y employa sans ménagements, et je la secondais de mon mieux, mais rien n'y fit. Il n'y eut force ni adresse qui pût réduire cette étoffe à occuper autour de moi un espace raisonnable. Je ne vous dis pas, mon général, tout ce que j'eus à souffrir de ces tentatives, malgré l'attention et les soins de ma femme de chambre on ne peut pas plus experte à pareil service. Enfin nécessité, mère de l'industrie, nous suggéra l'idée de retrancher de la chemise tout ce qui refusait de loger dans mon pantalon, c'est-à-dire le devant et le derrière, et de coudre la ceinture au corps même de la chemise, opération qu'exécuta ma bonne couturière avec une adresse merveilleuse et toute la décence possible. Il n'est sorte de calembours et de mauvaise plaisanterie qu'on n'ait faite là-dessus, et c'était un sujet à ne jamais s'épuiser, si votre générosité ne m'eût mis en état de faire désormais plus d'envie que de pitié. Je me moque à mon tour des railleurs, dont aucun ne possède rien de comparable au don que je reçois de vous.
Il n'y avait que vous, mon général, capable de cette bonne œuvre dans toute l'armée ; car, outre que mes camarades sont pour la plupart aussi mal équipés que moi, il passe aujourd'hui pour constant que je ne puis rien garder, l'expérience ayant confirmé que tout ce que l'on me donne va aux brigands en droiture. Quand j'échappai nu de Corigliano, Saint-Vincent3 me vêtit et m'emplit une valise de beaux et bons effets qui me furent pris huit jours après sur les hauteurs de Nicastro4. Le général Verdier et son état-major me firent une autre pacotille que je ne portai pas plus loin que la Mantea, ou Ajello5, pour mieux dire, où je fus dépouillé pour la quatrième fois. On s'est donc lassé de m'habiller et de me faire l'aumône, et on croit généralement que mon destin est de mourir nu comme je suis né. Avec tout cela on me traite si bien, le général Reynier a pour moi tant de bonté, que je ne me repens point encore d'avoir demandé à faire cette campagne, où je n'ai perdu, après tout, que mes chevaux, mon argent, mon domestique, mes nippes et celles de mes amis.


[1] Sautelet indique : A M. le général Mossel.  Note1
[2] Sautelet précise : Mileto, le 10 septembre 1806.  Note2
[3] Claude, Joseph Saint-Vincent (1747-1809). Ancien officier formateur à l’Ecole militaire de Châlons lorsque Courier y fut élève. Griois qui fut également élève de cette Ecole avait piètre estime pour ses qualités d’officier d’artillerie. Au moment où Courier écrit, il était colonel.  Note3
[4] Le 20 juin 1806.  Note4
[5] Le 24 août.  Note5

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