Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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Marc Fumaroli

Un Amyot anticlérical et républicain : Paul-Louis Courier pamphlétaire

T itulaire de la chaire du 17e et 18e siècle au Collège de France et membre de l’Académie Française, Monsieur Marc Fumaroli est l’auteur d’un texte où se côtoient Paul-Louis, Stendhal et Claude Tillier. La proximité d’esprit des trois auteurs est indéniable. Est-il d’ailleurs utile de rappeler cette vérité ? L’auteur du roman le Rouge et le Noir et celui de Mon oncle Benjamin étaient d’inconditionnels admirateurs de Paul-Louis Courier. On trouvera ci-dessous la partie qui concerne Courier.

Le pamphlet est de par sa nature, la plus excellente espèce de livre, la seule vraiment populaire par sa brièveté même.

Paul-Louis Courier

Qui dit pamphlet dit opposition. On n’a jamais su faire en France des pamphlets au profit du pouvoir.

Honoré de Balzac

Portrait de Marc Fumaroli Portrait de Marc Fumaroli
 

« Mon village sous l’occupation » : tel pourrait être le titre des nombreuses brochures de polémique politique que Paul-Louis Courier, se prétendant « provincial », « tourangeau », publia avec un vif succès de 1816 à 1825, non sans encourir procès, amendes et séjour en prison. L’exercice d’une liberté de la presse que l’on prend même lorsque cette liberté n’existe pas, ou lorsqu’elle est très restrictive, comme c’était encore le cas, le plus souvent, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, a une longue histoire en France, qui remonte fort avant dans l’Ancien régime français : parmi les voies que la presse à imprimer a adoptées pour s’exercer en dépit des pouvoirs, le libelle, la « brochure », est la plus courte et immédiate ; elle a le temps, avant d’être saisie et mise au pilon, d’être criée au coin des rues, ou de circuler sous le manteau. Protestants et catholiques au XVIe siècle avaient violemment polémiqué par voie de brochures ; les deux Frondes et leurs « mazarinades » avaient ravivé, avec une incroyable abondance et diversité, la fortune française du « pamphlet », ce genre bref, d’effet vif et prompt, de diffusion relativement aisée. Pascal, avec ses « Petites lettres à un provincial », en 1656-58, avait donné une dignité littéraire « classique » à ce genre moderne, quasi-clandestin et non répertorié ni régi par les théoriciens des Belles lettres. Au XVIIIe siècle, Paris avait été, sur toutes sortes de sujets de Querelles, une corne d’abondance de « brochures », polémiques que toute l’Europe s’était arrachées. Voltaire, anonyme ou pseudonyme, mais souvent reconnaissable, s’était montré champion toutes catégories dans ce genre. Pendant les trois premières années de la Révolution, les organes de presse multipliés avaient été doublés et redoublés par un torrent de pamphlets issus des partis, des groupuscules, ou des individus les plus opposés. En 1816, après le « silence de l’abjection » ménagé par la police politique bien faite de l’Empire, Paul-Louis Courier renoua avec la forme de liberté d’expression la plus redoutée des pouvoirs successifs, et où les Français avaient excellé depuis les guerres de religion. Il avait été précédé par l’un de ces anciens émigrés qu’il détestait en bloc, Chateaubriand, auteur en 1814 du fameux pamphlet ravageur contre un « Buonaparte » aux abois, mais encore puissant dans Paris, et mal vu ensuite de Louis XVIII pour ses « brochures » politiques en faveur d’une Restauration strictement respectueuse de la Charte qu’elle s’était elle-même donnée. Chateaubriand n’hésite pas dans ses Mémoires à ranger le genre foudroyant du « pamphlet » avec celui, à plus longue portée, des « Mémoires », parmi les preuves de la vocation des Français, sous l’Ancien régime, à la liberté d’esprit et au franc parler1.
Devenu le plus dangereux pamphlétaire « républicain » de la Restauration, Courier n’eut pas la joie, qui de toute façon eût été brève, de voir tomber en juillet 1830 le régime honni de Louis XVIII et Charles X. Il avait été assassiné cinq ans plus tôt. Ce Parisien était né avec le « guignon ». Il ne vécut jamais que dangereusement. Sa mort violente est une « chronique italienne » transportée dans la campagne française. Mais sa naissance avait été précédée de huit ans par une autre « chronique italienne » dont son père, lieutenant des chasses du duc d’Olonne, avait été l’un des protagonistes en 1764. Le duc jaloux avait soudoyé un soldat des Gardes françaises pour assassiner son lieutenant, devenu l’amant de la duchesse. Le soldat dénonça le jaloux à la police. Incarcéré sur l’ordre de Louis XV dans le château de Pierre-Encize, puis dans la forteresse de Loches, le duc y mourut en 1777. La duchesse, recluse par le roi au couvent de la Visitation de Compiègne, au riche couvent de Beaulieu-lez-Loches2 , non loin du duc, en sortit en novembre 1764 et mourut libre en 1776, quelques mois avant son mari jaloux. Sous Louis XV et Louis XVI, justice pouvait donc être faite d’un grand seigneur qui tenait pour rien la vie d’un vilain, et qui pour la lui ôter, n’avait pas hésité à se placer en dehors des lois. Le cas du marquis de Sade arrêté sous Louis XVI avant d’être incarcéré à vie sous la Révolution est, à cet égard, tout aussi probant. Sorti indemne du complot imaginé par le duc d’Olonne, le lieutenant des chasses, qui avait accumulé une petite fortune au service de son ancien patron, put la placer en terres tourangelles, avant de fonder une famille avec la mère de Paul-Louis, bâtard qu’il légitima.
Initié par son père au latin, puis au grec au Collège royal, l’adolescent n’en fit pas moins des études de mathématiques à l’École d’artillerie de Châlons, d’où il sortit officier en 1793. La carrière de cet officier d’artillerie dans les armées de la Convention, du Directoire, du Consulat et de l’Empire aurait pu lui faire croiser Henri Beyle, de dix ans plus jeune. Les deux écrivains durent attendre la Restauration pour se connaître, s’estimer, se relayer dans la guerre livrée au régime par les « libéraux ». La carrière militaire de Paul-Louis sous l’Empire avait connu des éclipses, frôlant souvent la désertion, et plusieurs fois il avait échappé de peu au conseil de guerre. Au même moment, Stendhal exécutait sans faute son propre plan de carrière ; l’ambition le faisait grimper au Conseil d’État et dans l’administration de la Grande Armée. Courier avait été distrait de ses devoirs militaires, même élémentaires, par une caisse de livres grecs et latins qui ne le quittait pas plus en campagne que le manuscrit Atala n’avait quitté le jeune Chateaubriand en 1792, fantassin sans conviction de l’armée des Princes. La seconde vocation de Paul-Louis, celle de philologue et d’épigraphiste classique, était plus forte que celle des armes. Tout intermittentes qu’elles avaient été, ses campagnes lui valurent néanmoins la Légion d’honneur en juin 1804. Dès l’Empire, ses dons et sa science d’helléniste lui attirèrent une autre sorte de notoriété, toute littéraire, et d’autant plus grande qu’elle fut vivement controversée.
Au cours d’un de ces congés pour études qu’il s’attribuait de son propre chef, il avait en effet découvert en janvier 1808, à Florence, dans une bibliothèque de couvent, un manuscrit complet du roman grec Daphnis et Chloé, célèbre depuis 1559 par la traduction d’Amyot. Amyot avait travaillé sur un texte grec lacunaire, qui ne fut imprimé que quarante ans après sa traduction, en 1596. Le roman attribué à « Longus », devenu classique dans le français de l’évêque d’Auxerre, avait connu une troisième vie en 1718 dans l’édition qu’en avait procuré le Régent, illustrée de planches agréablement libertines, l’une d’entre elles gravées par le comte de Caylus. Le XVIIIe « rocaille » fit ses délices de Daphnis et Chloé, comme des Contes de La Fontaine. Courier s’était lui-même attaché à cette idylle grecque à la fois par goût pour la langue savoureuse d’Amyot, et par fidélité au siècle des Lumières. Pour prendre date, il publia à compte d’auteur en 1810 et distribua à ses amis une traduction mot à mot du texte grec, enfin complet, dont il disposait. Des deux savants italiens, Furia et Bencini, qui l’avaient aidé à établir et transcrire le manuscrit dont il avait le premier découvert la singularité, Furia jaloux fut le seul à lui déclarer la guerre : il publia un libelle où il faisait un terrible scandale d’une tache d’encre que Courier avait faite le 10 novembre 1809 sur le manuscrit original, maculant quelques phrases du texte inédit et s’exposant ainsi au soupçon d’avoir voulu empêcher après lui toute relecture complète. La révélation de ce manuscrit et la polémique violente qui s’ensuivit, en 1809-1810, occupèrent les journaux français et européens. Courier avait contre lui la sœur de Napoléon, Elisa Bacciochi, Grande duchesse de Toscane, ralliée à Furia ; il se défendit par une brochure adressée en novembre 1810 au libraire et bibliophile Renouard, où il ravivait l’ironie ravageuse de Lucien. La presse étant muselée par l’efficace censure impériale, cette violente et innocente dispute entre hellénistes lui fournissait de la copie.
La réputation de Courier philologue, mais aussi élégant traducteur et redoutable polémiste, se confirma par la publication en 1813 de sa version de deux livres de Xénophon et de la Vie de Périclès par Plutarque.
En 1821 (il était en prison à Sainte-Pélagie, pour outrage à la morale publique et religieuse), il fit paraître triomphalement une nouvelle version, modernisée, corrigée et complétée selon le nouveau texte qu’il avait révélé, du Daphnis et Chloé d’Amyot. Il avait retaillé et serti avec tant de science et de goût le diamant du XVIe siècle que ce joyau nouvellement monté devint sur-le-champ et à son tour un classique. Avec panache, il signa cette édition « Paul-Louis Courier, Vigneron, Membre de la Légion d’honneur, ci-devant canonnier à cheval, en prison ».
Il jetait fort insolemment sa gloire d’humaniste, née sous l’Empire, à la tête de ses persécuteurs, qui s’en prenaient au pamphlétaire politique, roturier, enfant de la Révolution républicaine, tribun d’un peuple « réoccupé » par les nobles et les prêtres chassés en 1792 et revenus, enragés, avec les rois, dans les « fourgons de l’étranger ». La langue et le sel attiques de Courier le faisaient lire avec délectation par l’opposition libérale, qu’il trouvait pourtant trop modérée, et même, en catimini, par les partisans de la « monarchie selon la Charte », qui ne pouvaient lui refuser un pedigree littéraire de grande classe. Théoricien du genre dans son superbe « Pamphlet des pamphlets » (1824), Courier se donnait pour ancêtre direct le Pascal des Provinciales, et nul ne pouvait nier que Voltaire figurât aussi dans son arbre généalogique. Stendhal, dans ses Promenades dans Rome se souvient de Courier lorsqu’il affirme, au détour d’une phrase dédaigneuse pour les peintres, que seul le style des écrivains peut être « mortel pour le pouvoir3 ».
Ce que Chateaubriand dans ses Mémoires appellera « l’esprit du temps », qu’il avait en vain conjuré ses « amis » ultras, pendant la Restauration, de ne pas ignorer, il faut en chercher l’expression la plus cristalline dans les pamphlets qu’une relative « liberté de la presse » avait laissé publier par le « Vigneron » de Touraine. Seuls Béranger et ses « chansons », que Chateaubriand bien avant 1830 connaissait par cœur, avaient chauffé à blanc, avec le même feu, la résistance libérale et populaire au régime des Bourbons.
Rebuté à deux reprises par l’Académie des Inscriptions, dont Clavier, son beau-père, un autre helléniste, avait été membre, le candidat malheureux, desservi par sa réputation de causticité, se vit préférer en 1819, des rivaux très contestables. Il étrilla férocement l’Académie dans une lettre publique. Désormais le philologue devenu pamphlétaire redoubla d’esprit dans ses philippiques contre les pouvoirs établis.
Ses brochures successives, qui seront réunies en volume après sa mort, en 1828, forment à la fois une chronique de la vie quotidienne dans les bourgades de Touraine, Véretz, Luynes, où Paul-Louis avait des terres, des forêts et des vignobles ; l’une de ces brochures s’intitule : Gazette du village, une autre Pétition pour des villageois que l’on empêche de danser ; une vie quotidienne abîmée par l’arbitraire mesquin des autorités « occupantes » du nouveau régime et par la force publique qui leur obéit. Maires mis en place par le gouvernement, émigrés devenus quasi étrangers et revenus conquérir leurs châteaux et leurs fiefs vendus comme biens nationaux, juges aux ordres des préfets et des maires ministériels, évêques et curés rentrés aussi d’émigration avec leur haine contre le clergé assermenté à la Constitution de 1792 et s’érigeant en censeurs des bals et réjouissances profanes, gendarmes devenus espions et persécuteurs, tout un édifice de pouvoir « étranger » et inquisitorial a été surimposé à une population de petits propriétaires ayant pris la fâcheuse habitude, depuis 1789, de jouir de droits qui avaient été déniés pendant des siècles à leurs ancêtres. Derrière cette répression et ces abus, Courier ne manque pas de faire voir la stratégie occulte des jésuites (ces « étrangers » par excellence) et de la « Congrégation des chevaliers de la Foi » dirigée dans l’ombre par la Compagnie reconstituée, avec pour fin d’extirper par un complot inverse de celui de l’abbé Barruel (un ex-jésuite) avait rendu dès 1792 responsable de la Révolution, toutes les rémanences (et les bienfaits) de 1789.
Toujours appuyée sur de petits faits vrais rapportés avec une criante sobriété, la satire de Courier est d’autant plus mordante qu’elle n’épargne pas, rétrospectivement, le régime impérial, première « restauration » d’une Cour absolutiste par un général qui pourtant devait tout à la République révolutionnaire. Le pamphlétaire n’avait rien en effet d’un idéologue ni d’un jacobin fanatique, et il mettra du temps à revenir de sa sympathie initiale et de principe pour la Charte, certes « octroyée » par Louis XVIII, mais dont les principes inspirés par « l’esprit du temps », celui de 1789, furent d’emblée ignorés ou tournés dans la pratique par le ministère Decazes et de ses successeurs. Rencontrant souvent la polémique politique contemporaine de Chateaubriand (que Courier cite encore comme une autorité en 1816), et plus encore l’analyse rétrospective que le vicomte donnera, dans ses Mémoires, de l’échec politique de la Restauration, l’ironie tribunitienne de Courier s’offre le luxe de prendre la Charte au pied de la lettre, et de démontrer à quel point, dans les faits, non seulement cette lettre est restée morte, mais a été continûment violée par les représentants d’un régime qui avait pourtant prétendu en faire sa « loi fondamentale ».
Arrestations de « mauvais sujets » sur le moindre soupçon de « bonapartisme », ou suspects sans motif d’un incendie de la maison du maire de Luynes, tous traînés de prison en prison sans procès pendant des mois, puis libérés faute de preuves : autant d’actes arbitraires narrés avec verve et indignation dans la Pétition aux deux Chambres de 1816, comme pour montrer au roi et aux parlementaires l’odieux que jettent ses zélotes de province sur le nouveau régime :

Le dirai-je ? Les vrais séditieux sont ceux qui en trouvent partout : ceux qui armés du pouvoir, voient toujours dans leurs ennemis les ennemis du roi, et tâchent de les rendre tels à force de vexations ; ceux enfin qui, trouvent dans Luynes dix hommes à arrêter, dix familles à désoler, à ruiner de par le roi ; voilà les ennemis du roi. Les auteurs de ces violences ont assurément d’autres motifs que ceux de l’intérêt public4.

Dans les pamphlets ultérieurs, Paul-Louis Courier se découvre davantage, et laisse apercevoir l’idéal politique qui lui a dicté ses interventions publiques : c’est l’émancipation du plébéien, du « vilain », du « paysan », du sous-homme du peuple, c’est son affranchissement définitif non seulement de l’insolence des nobles ramenés par les Bourbons, mais des préfets, des procureurs et du clergé inventés ou réinventés par l’État napoléonien. Aux yeux de Courier, l’émancipation légale et morale que la plèbe avait obtenue du progrès des Lumières et de la Révolution n'entrera pas dans les faits par la multiplication des « places » de fonctionnaires, sur le modèle bonapartiste, autrement dit par un système corrupteur de cour élargie, mais par l’extension de la petite propriété et par l’incitation, qu’elle communique aux anciens serfs, à bâtir, à cultiver, à travailler utilement. C’était depuis le début de l’indépendance des États-Unis, cette politique de distribution des terres qu’avait pratiquée la jeune République fédérale américaine afin d’élargir son corps électoral et de s’attacher ses citoyens. Aussi Courier, insensible au pathos patrimonial des romantiques, qui pouvait servir la reconquête nobiliaire et cléricale, fait-il l’éloge des « bandes noires » : faute de terres vierges, comme aux États-Unis, faute aussi d’intelligence politique de la part des hommes au pouvoir, il revient à ces acquéreurs de biens privés de « biens nationaux », démolissant châteaux et monastères, de lotir les anciens fiefs et domaines monastiques et de les revendre, créant ainsi nombre de « libres propriétaires, honnêtes gens qui veulent l’ordre, la paix, la justice ». Courier s’en prend aussi vigoureusement aux fonctionnaires qui exercent arbitrairement le pouvoir, grand ou petit, dont ils disposent, qu’aux anciens émigrés, tels ce comte de Marcellus (père du premier secrétaire de Chateaubriand à l’ambassade de Londres, auteur de Mémoires sur son ancien patron), qui vont prêchant la reconstitution des anciens fiefs, des domaines des anciens couvents, le reboisement des forêts et le retour aux distributions d’aumônes interrompues depuis 1790 : « Chaque jour, écrit Courier, la charité s’éteint, depuis qu’on songe à travailler, et se perdra enfin si la Sainte-Alliance n’y met ordre » . Quant à la morale sociale, que l’Empire puis la Restauration, ont demandé aux anciens prêtres d’enseigner de nouveau au peuple, elle est beaucoup mieux et spontanément pratiquée depuis que la majorité des Français vit plus commodément qu’autrefois, avec moins de célibataires, moins de vices, moins de débauches : nous gardons les commandements de Dieu bien mieux depuis qu’on nous prêche moins. Ne point voler, ne point tuer, ne convoiter la femme ni l’âne, honorer père et mère, nous pratiquons tout cela mieux que n’ont fait nos pères, et mieux que ne font actuellement tous nos prêtres, mais quelques-uns revenus de lointains pays. L’anticléricalisme de Rabelais, du La Fontaine des Fables et des Contes, que Courier aime à citer, celui aussi de Voltaire et de Diderot, a retrouvé toute sa virulence chez le continuateur de l’évêque humaniste Amyot. Le Chateaubriand du Génie du Christianisme et son école de tartufes littéraires ne sont pas épargnés : « Quel est le confesseur de M. de Chateaubriand ? » .
Le pire ennemi du peuple, et le corrupteur de l’État, c’est la cour et l’esprit de cour. Courier décrit leur restauration dans des termes qui renchérissent sur ceux des moralistes du XVIIe siècle, témoins de son instauration :

Ne sait-on pas que c’est un lieu fangeux, où la vertu respire un air empoisonné, comme dit le poète, et aussi ne demeure guère. Ce qui s’y passe est connu ; on y dispute des prix de différentes sortes et valeurs dont le total s’élève chaque année à plus de huit cents millions. Voilà de quoi exciter l’émulation sans doute ; et l’objet de ces prix anciennement fondés, depuis peu renouvelés, accrus, multipliés par Napoléon le Grand, c’est de favoriser et de récompenser, par une royale munificence, toute espèce de vice, tout genre de corruption. Il y en a pour le mensonge et toutes ses subdivisions, comme flatterie, fourberie, calomnie, imposture, hypocrisie, et le reste. Il y en a pour la bassesse beaucoup et de fort considérables, non moins pour la sottise, l’ineptie, l’ignorance ; d’autres pour l’adultère et la prostitution, les plus enviés de tous, dont un seul fait souvent la grandeur d’une famille. Mais pour ceux-là, ce sont les femmes qui concourent ; on couronne les maris ; du reste point de faveur, de préférence injuste ; la palme est au plus vil, l’honneur au plus rampant, sans distinction de naissance ; ainsi le veut la Charte, et le roi l’a jurée. C’est un droit garanti par la Constitution, acheté de tout le sang de la révolution ; le vilain peut prétendre à vivre et s’enrichir comme le gentilhomme sans industrie, talents, mœurs ni probité, dont la noblesse enrage, et sur cela réclame ses antiques privilèges.

Avec une férocité de caricaturiste qui va jusqu’à tourner en dérision l’éloquence modérée du général Foy, chef de l’opposition libérale à la Chambre des députés, Courier décrit l’échange, ou même l’amalgame, des mœurs de Cour d’Empire et des mœurs de Cour « Retour d’émigration », qui caractérise les Tuileries des Bourbons. Ces deux « noblesses d’épée » ignorent la classe moins élevée, quoique mieux élevée, qui ne meurt pour personne, et qui, sans dévouement, fait tout ce qui se fait ; bâtit, cultive, fabrique autant qu’il est permis ; lit, médite, calcule, invente, perfectionne les arts, sait tout ce qu’on sait à présent et sait aussi se battre, si se battre est une science. Ce « pays réel » doit supporter la morgue d’un « pays légal » mâtiné d’Empire et d’ancien régime.

[…] la nation se divise en nobles et vilains : des nobles, les uns le sont par la grâce de Dieu, les autres par le bon plaisir de Napoléon. Lequel vaut mieux ? on ne sait. Ce sont deux corps qui s’estiment, dit Foy, réciproquement, s’admirent, et volontiers prennent des airs l’un de l’autre. La Tulipe, homme de cour, a quitté son briquet pour se faire talon rouge : c’est maintenant, on peut le dire, un cavalier parfait, rempli de savoir vivre et de délicatesse : on n’a pas meilleur ton que monsieur ou monseigneur le comte de la Tulipe. Et voilà Dorante hussard ; depuis quand ? depuis la paix. Sentant la caserne, si ce n’est peut-être le bivouac. Sous le fardeau de deux énormes épaulettes, il jure comme Lannes, bat ses gens comme Junot, et faute de blessures, il a des rhumatismes, fruit de la guerre, entendez-vous, de ses camarades de Hyde Park et de Bond Street ; éperonné, prêt à monter à cheval, il attend le boute-selle. L’esprit de Bonaparte n’est pas à Sainte-Hélène, il est ici dans les hautes classes. On rêve, non les conquêtes, mais la grande parade ; on donne le mot d’ordre, on passe des revues, on est fort satisfait. Un grand ne va point p..r sans son état-major et le p… d. M… couche en bonnet de police. La vieille garde cependant grasseye et porte des odeurs.

Il n’est pas surprenant que la guerre d’Espagne de 1823, voulue par Chateaubriand pour amalgamer davantage les deux noblesses, et valoir à la Restauration la gloire militaire dont elle était fort dépourvue, ait trouvé en Courier un critique d’une rare virulence, encourageant indirectement les troupes à la désertion. Grand admirateur de Courier, le jeune Armand Carrel fut de ceux qui passèrent en Espagne du côté des insurgés républicains. Ses pamphlets contre la « sale guerre » manquèrent de peu renvoyer Courier en prison, dont il avait une sainte horreur.
La « lutte de races » inventée par Boulainvilliers au XVIIIe siècle, devenue article de foi sous la Terreur et reprise par l’historiographie sérieuse de François Guizot et d’Augustin Thierry sous la Restauration, était en train de devenir « lutte de classes ». Le ton prophétique et quasi menaçant de Courier dans la péroraison de sa Xe lettre au Rédacteur du « Censeur » a contribué à cette évolution sémantique et à l’escalade politique qu’elle commandait. La Révolution n’avait pas su faire gagner aux abeilles méprisées et exploitées leur « lutte de classes » contre les bourdons privilégiés : « l’esprit de cour », devenu un pli du caractère national français, a resurgi, après la brève parenthèse de 1792-1794, et elle a fait de nouveau triompher la suprématie du pouvoir des privilégiés et de leurs valets sur un peuple de nouveau « taillable et corvéable à merci ».
Tout étranger qu’il fût à l’idée haineuse de « lutte de classes » (mais non à la théorie pseudo-historique du conflit entre le peuple gaulois conquis et ses conquérants germains), Chateaubriand, avocat intransigeant de la liberté de la presse contre le « secret du roi », rejoint Courier dès la Restauration dans son exécration de la peste française de l’esprit de cour.
L’impitoyable Tocqueville prendra son relais sous la Monarchie de Juillet, dans un superbe chapitre de la seconde Démocratie en Amérique. Les deux grands interprètes de la noblesse libérale ont eux aussi, comme Courier, les yeux fixés sur les États-Unis, indemnes au moins en apparence de cette maladie héréditaire de la politique européenne. Comme eux, plus résolument qu’eux, et sur ce point à l’opposé de l’américanophobe Stendhal, Courier compte parmi les rares « américanophiles » de cette époque. Il voit les États-Unis préservés de « l’esprit de cour » par la puissance critique et délibérative d’une presse libre. Selon lui, c’est le pamphlet de Franklin intitulé le Bon sens qui fit pencher les Américains hésitants du côté de l’indépendance et de la guerre aux Anglais qu’elle postulait. A la suite de ce succès fondateur, dans la démocratie américaine :

Là tout s’imprime ; rien n’est secret de ce qui importe à chacun. La presse y est plus libre que la parole ailleurs, et l’on en abuse moins. Pourquoi ? C’est qu’on en use sans nul empêchement, et qu’une fausseté, de quelque part qu’elle vienne, est bientôt démentie par les intéressés que rien n’oblige à se taire. On n’a de ménagement pour aucune imposture, fût-elle officielle ; aucune hâblerie ne saurait subsister : le public n’est point trompé, n’y ayant là personne en pouvoir de mentir et d’imposer silence à tout contradicteur. La presse n’y fait nul mal, et en empêche… combien ? C’est à vous de le dire, quand vous aurez compté chez vous tous les abus. Peu de volumes paraissent, de gros livres pas un, et pourtant tout le monde lit ; c’est le seul peuple qui lise, et aussi le seul instruit de ce qu’il faut savoir pour n’obéir qu’aux lois. Les feuilles imprimées, circulant chaque jour et en nombre infini, font un enseignement mutuel et de tout âge. Car tout le monde presque écrit dans les journaux, mais sans légèreté ; point de phrases piquantes, de tours ingénieux, l’expression claire et nette suffit à ces gens-là. Qu’il s’agisse d’une réforme dans l’État, d’un péril, d’une coalition des puissances d’Europe contre la liberté, ou du meilleur terrain à semer les navets, le style ne diffère pas, et la chose est bien dite dès que chacun l’entend ; d’autant mieux dite qu’elle l’est plus brièvement, mérite non commun, savez-vous ? ni facile, de clore en peu de mots beaucoup de sens. Oh ! qu’une page pleine dans les livres est rare ! et que peu de gens sont capables d’en écrire dix sans sottises ! La moindre lettre de Pascal était plus malaisée à faire que toute l’Encyclopédie. Nos Américains, sans peut-être avoir jamais songé à cela, mais avec ce bon sens de Franklin qui les guide, brefs dans tous leurs écrits, ménagers de paroles, font le moins de livres qu’ils peuvent, et ne publient guère leurs idées que dans les pamphlets, les journaux qui, se corrigeant l’un l’autre, amènent toute invention, toute pensée nouvelle à sa perfection. […] De la sorte en Amérique, sans savoir ce que c’est qu’écrivain ni auteur, on écrit, on imprime, on lit autant et plus que nulle part ailleurs, et des choses utiles parce que là vraiment il y a des affaires publiques, dont le public s’occupe avec pleine connaissance, sur lesquelles chacun consulté opine et donne son avis.[…] Aussi [ la nation ] ne fait-elle point de bévues et se moque des cabinets, des boudoirs même peut-être.
De semblables idées dans vos pays de boudoirs ne réussiraient pas, je le crois, près des dames. Cette forme de gouvernement s’accommode mal des pamphlets et de la vérité naïve. Il ferait beau parler bon sens, alléguer l’opinion publique, à Mlle de Pisseleu, à Mlle Poisson, à Mme du B..., à Mme du C... Elles éclateraient de rire les aimables personnes en possession chez vous de gouverner l’État, et puis feraient coffrer le bon sens et Franklin et l’opinion. Français charmants ! sous l’empire de la beauté, des grâces, vous êtes un peuple courtisan, plus que jamais maintenant. Par la Révolution, Versailles s’est fondu dans la nation. Paris est devenu l’Œil -de-Bœuf. Tout le monde en France fait sa cour. C’est votre art, l’art de plaire, dont vous tenez école ; c’est le génie de votre nation. L’Anglais navigue, l’Arabe pille, le Grec se bat pour être libre, le Français fait la révérence et sert ou veut servir ; il mourra s’il ne sert. Vous êtes non le plus esclave, mais le plus valet de tous les peuples.


Pages terribles, qui n’ont rien perdu aujourd’hui de leur cruauté, et qu’il faut lire dans leur intégralité pour mesurer l’impression qu’elles firent en 1824, mais aussi la popularité qu’elles connurent et le scandale qui s’attacha à elles, au fur et à mesure que se réimprimaient au XIXe siècle les œuvres de Courier. Comment Chateaubriand, cruellement échaudé en 1824 par son renvoi sans ménagement du ministère des affaires étrangères, n’aurait-il pas été confirmé par Courier dans les doutes qu’il nourrissait sur une Restauration revenue aux mœurs de cour, et en général sur les chances en France de la liberté politique ? Le Pamphlet des pamphlets de Courier offrit au « noble pair » la passerelle avec les libéraux républicains qui lui permit, quatre ans plus tard, de comprendre à Rome le point de vue politique de la belle Hortense Allart (d’abord vivement prévenue contre lui par son rôle dans la guerre d’Espagne), puis, après 1830, de sympathiser avec un Béranger et de devenir l’admirateur d’Armand Carrel. C’est à Carrel que revint, en 1829, de publier en tête des Œuvres complètes posthumes de Courier, un magnifique Essai sur la vie et les œuvres de son Mentor politique.
De son côté, Alexis de Tocqueville n’a pas pu ignorer les pages enthousiastes de Courier pour la République américaine, ni l’antithèse que le pamphlétaire y pose entre la société authentiquement démocratique des États-Unis et la société française incurablement aulique, malgré et peut-être à cause de sa Révolution manquée. Sur le sujet que le jeune neveu par alliance de Chateaubriand avait entrepris avec son ami Beaumont de traiter à fond en 1831, l’Amérique selon Courier était une référence forte et un détour obligé. Dans une lettre à Charles Stoffels de juillet 1834 , où il discute du meilleur style, Tocqueville se réfère à Paul-Louis Courier, critique sagace du « jargon » romantique, comme à un maître contemporain de la prose et de la clarté d’esprit classiques. Il l’avait donc lu de fort près. Dans la première Démocratie (1835), le chapitre De la liberté de la presse aux États-Unis : que les opinions qui s’établissent sous l’empire de la liberté de la presse aux États-Unis sont souvent plus tenaces que celles qui se forment ailleurs sous l’empire de la censure, consolide les vues de Courier sur ce point, fidèles d’ailleurs à celles des Lumières. Il en va de même dans les chapitres sur « les fonctionnaires publics », sur « l’esprit public », et sur « la manière dont la démocratie américaine conduit les affaires extérieures de l’Etat ». Tocqueville montre chaque fois la supériorité du système démocratique américain sur les sociétés de cour européennes, de type Ancien régime ou de type bonapartiste. Il n’admet pas cependant l’antithèse rigide commune à Courier et aux Lumières qui oppose l’Europe (notamment la France) et l’utopie américaine vue d’Europe. Dans le chapitre Effets de la tyrannie de la majorité sur le caractère national des Américains : de l’esprit de cour aux États-Unis, il réfute point par point l’idéalisation excessive par Courier de la liberté américaine : le prince absolu de type européen peut être flatté et trompé par sa cour et la masse de la nation peut lui obéir par faiblesse, habitude, ignorance ou amour ; celle-ci ne se place pas pour autant dans la servitude. « On a vu » écrit Tocqueville en songeant sans doute à l’Empire, « des peuples mettre une espèce de plaisir et d’orgueil à sacrifier leur volonté à celle du prince, et placer ainsi une sorte d’indépendance d’âme jusqu’au milieu même de l’obéissance ». Par ailleurs, s’il y a eu « de grands caractères » parmi les Pères fondateurs des États-Unis, il n’en surgit plus désormais dans le conformisme général ; ceux des Américains qui s’en plaignent n’en écrivent mot, se contentant de confier leur pensée secrète aux étrangers de passage. En fait, écrit Tocqueville, élargissant aux États-Unis une intuition profonde que Courier réservait à la dégénérescence de la Révolution française en Empire, « les républiques démocratiques mettent l’esprit de cour à la portée du grand nombre et le font pénétrer dans toutes les classes à la fois ». Il n’est pas en Amérique jusqu’aux moralistes ou aux philosophes, à plus forte raison des gens de presse, qui n’infléchissent d’emblée toute pensée qui heurte l’opinion majoritaire en posant en principe qu’ils s’adressent à un public « que ses vertus et ses lumières rendent seul digne, parmi tous les autres, de rester libres. Comment les flatteurs de Louis XIV pouvaient-ils mieux faire ? » Le péril d’un avilissement général des esprits est donc pour le moins aussi menaçant dans l’Amérique démocratique qu’il l’est peut-être dans une Europe marquée par l’absolutisme.
Dans la deuxième Démocratie (1840), Tocqueville n’a pas davantage oublié les vues sceptiques de Courier en matière politique et religieuse. Il triomphe aisément de son anticléricalisme en démontrant que la démocratie libérale américaine a des fondements religieux et que le catholicisme y prospère. Il combat ses vues utilitaristes sur le bien être social, en démontrant que leur réalisation à grande échelle aux États-Unis crée une atmosphère difficilement respirable pour la littérature, les arts et la dimension esthétique de la vie et du bonheur. Le neveu de Chateaubriand se range ainsi, contre Courier, du côté du Stendhal de Promenades dans Rome et de la Chartreuse. L’ancien condisciple des Idéologues en était arrivé, par exécration de la médiocrité progressiste américaine, à célébrer l’Italie, arriérée, archaïque et superstitieuse si l’on veut, mais par la même « réserve » de caractères passionnés et épris de beauté dont la moralité démocratique n’a que faire.
Courier faisait grand cas de Pascal, du moins le Pascal des Provinciales, dont la vis comica était comme la sienne nourrie d’indignation contre la prévarication des « Jésuites », asservissant Dieu à l’ambition de leur Compagnie. Tocqueville, lui aussi, fait de Pascal son grand homme. Mais ce n’est pas le Pascal pamphlétaire, c’est le savant qui a touché les limites de la raison scientifique et de ses applications au bien être matériel, c’est l’auteur des Pensées sur la religion chrétienne, s’arrachant au souci de son propre corps et de sa propre vie pour « mieux découvrir les secrets les mieux cachés du Créateur ». Seule une grande âme héroïque, au sens antique et au sens chrétien, pouvait aller à ce sacrifice de soi et s’élever à la contemplation des suprêmes mystères. La possibilité même d’une telle générosité de l’esprit a été abolie par le conformisme démocratique de l’homme moyen, dont les citoyens des États-Unis préfigurent l’étroitesse cupide.



[1] Chateaubriand, Mémoires d'outretombe.  Note1
[2] Orthographié Beaulieu-lès-Loches depuis 1957.  Note2
[3] Promenades dans Rome, éd. Folio Classique, Gallimard, octobre 2003, pp. 168, 460, 530 et 533.  Note3
[4] Paul-Louis Courier, Œuvres complès, éd. Maurice Allem, Paris, Gallimard, La Pléade, 1940, p. 7.  Note4

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