Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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prec Lettre IX Lettre X au rédacteur du Censeur Introduction À Messieurs du conseil de … Suiv

Véretz, 10 avril 18201

J e trouve comme vous, Monsieur, que nos orateurs ont fait merveille pour la liberté de la presse. Rien ne se peut imaginer de plus fort ni de mieux pensé que ce qu’ils ont dit à ce sujet, et leur éloquence me ravit, en même temps que sur bien des choses j’admire leur peu de finesse. L’un2, aux ministres qui se plaignent de la licence des écrits, répond que la famille royale ne fut jamais si respectée, qu’on n’imprime rien contre le roi. En bonne foi, il faut être un peu de son département pour croire qu’il s’agit du roi, lorsqu’on crie vengez le roi. Ainsi ce bonhomme, au théâtre, voyant représenter le Tartufe, disait : Pourquoi donc les dévots haïssent-ils tant cette pièce ? il n’y a rien contre la religion. L’autre, non moins naïf, s’étonne, trouve que partout tout est tranquille, et demande de quoi on s’inquiète. Celui-là certes n’a point de place, et ne va pas chez les ministres ; car il y verrait que le monde (le monde, comme vous savez, ce sont les gens à place), bien loin d’être tranquille, est au contraire fort troublé par l’appréhension du plus grand de tous les désastres, la diminution du budget, dont le monde en effet est menacé, si le gouvernement n’y apporte remède. C’est à éloigner ce fléau que tendent ses soins paternels, bénis de Dieu jusqu’à ce jour. Car, depuis cinq ou six cents ans, le budget, si ce n’est à quelques époques de Louis XII et de Henri IV, a continuellement augmenté, en raison composée, disent les géomètres, de l’avidité des gens de cour et de la patience des peuples.
Mais, de tous ceux qui ont parlé dans cette occasion, le plus amusant, c’est M. Benjamin Constant, qui va dire aux ministres : Quoi ? point de journaux libres ? Point de papiers publics (ceux que vous censurez sont à vous seuls) ? Comment saurez-vous ce qui se passe ? Vos agents vous tromperont, se moqueront de vous, vous feront faire mille sottises, comme ils faisaient avant que la presse fût libre. Témoin l’affaire de Lyon. Car, qu’était-ce, en deux mots ? On vous mande qu’il y a là conspiration. Eh bien ! qu’on coupe des têtes, répondîtes-vous d’abord, bonnement. L’ordre part ; et puis, par réflexion, vous envoyez quelqu’un savoir un peu ce que c’est. Le moindre journal libre vous l’eût appris à temps, bien mieux qu’un maréchal et à bien moins de frais3. Que sûtes-vous par le rapport de votre envoyé ? peu de chose. A la fin on imprime, tout devient public, et il se trouve qu’il n’y a point eu de conspiration. Cependant les têtes étaient coupées. Voilà un furieux pas de clerc, une bévue qui coûte cher, et que la liberté des journaux vous eût certainement épargnée. De pareilles âneries font grand tort, et voilà ce que c’est que d’enchaîner la presse.
Là-dessus, dit-on, le ministère eut peine à se tenir de rire ; et M. Pasquier4, le lendemain, s’égaya aux dépens de l’honorable membre, non sans cause. Car on pouvait dire à M. Benjamin Constant : Oui, les têtes sont à bas, mais monseigneur est duc ; il n’en faut plus qu’autant, le voilà prince de plein droit. Les bévues des ministres coûtent cher, il est vrai, mais non pas aux ministres. Mieux vaut tuer un marquis, disent les médecins, que guérir cent vilains : cela vaut mieux pour le médecin ; pour les ministres non ; mieux vaut tuer des vilains, et, selon leurs conséquences, les fautes changent de nom. Contenter le public, s’en faire estimer est fort bien ; il n’y a nul mal assurément, et Lafitte5 a raison de se conduire comme il fait, parce qu’il a besoin, lui, de l’estime, de la confiance publique, étant homme de négoce, roturier, non pas duc. Mais le point pour un ministre, c’est de rester ministre ; et, pour cela, il faut savoir, non ce qui s’est fait à Lyon, mais ce qui s’est dit au lever, dont ne parlent pas les journaux. La presse étant libre, il n’y a point de conspiration, dites-vous, messieurs de gauche. Vraiment on le sait bien. Mais, sans conspiration, comment sauver l’état, le trône, la monarchie ? et que deviendraient les agents de sécurité, de surveillance ? Comme le scandale est nécessaire pour la plus grande gloire de Dieu, aussi sont les conspirations pour le maintien de la haute police. Les faire naître, les étouffer, charger la mine, l’éventer, c’est le grand art du ministère ; c’est le fort et le fin de la science des hommes d’État ; c’est la politique transcendante chez nous, perfectionnée depuis peu par d’excellents hommes en ce genre, que l’Anglais jaloux veut imiter et contrefait, mais grossièrement. N’y ayant ni complots, ni machinations, ni ramifications, que voulez-vous qu’un ministre fasse de son génie et de son zèle pour la dynastie ? Quelle intrigue peut-on entamer avec espoir de la mener à bien, si tout est affiché le même jour ? Quelle trame saurait-on mettre sur le métier ? Les journaux apprennent aux ministres ce que le public dit, chose fort indifférente ; ils apprennent au public ce que les ministres font, chose fort intéressante ; ou ce qu’ils veulent faire, encore meilleur à savoir. Il n’y a nulle parité ; le profit est tout d’une part. Outre que les ministres, dès qu’on sait ce qu’ils veulent faire, aussitôt ne le veulent ou ne le peuvent plus faire. Politique connue, politique perdue ; affaires d’État, secrets d’État, secrétaires d’État ! … Le secret, en un mot, est l’âme de la politique, et la publicité n’est bonne que pour le public.
Voilà une partie de ce qu’on eût pu répondre aux orateurs de gauche, admirables d’ailleurs dans tout ce qu’ils ont dit pour la défense de nos droits, et forts sur la logique autant qu’imperturbable sur la dialectique. Leurs discours seront des monuments de l’art de discuter, d’éclaircir la question, réfuter les sophismes, analyser, approfondir. Courage, mes amis, courage, les ministres se moquent de nous ; mais nous raisonnons bien mieux qu’eux. Ils nous mettent en prison, et nous y consentons ; mais nous les mettons dans leur tort, et ils y consentent aussi. Que cette poignée de protégés du général Foy nous lie, nous dépouille, nous égorge ; il sera toujours vrai que nous les avons menés de la belle manière ; nous leur avons bien dit leur fait, sagement toutefois, prudemment, décemment. La décence est de rigueur dans un gouvernement constitutionnel.
Mais ce qui m’étonne de ces harangues si belles dans le Moniteur, si bien déduites, si frappantes par le raisonnement, qu’il ne semble pas qu’on y puisse répliquer un mot ; ce qui me surprend, c’est de voir le peu d’effet qu’elles produisent sur les auditeurs. Nos Cicérons, avec toute leur éloquence, n’ont guère persuadé que ceux qui, avant de les entendre, étaient de leurs avis. Je sais la raison qu’on en donne : ventre n’a point d’oreilles, et il n’est pire sourd… Vous dirai-je ma pensée ? Ce sont d’habiles gens, sages et bien disants, orateurs en un mot ; mais ils ne savent pas faire usage de l’apostrophe, une des plus puissantes machines de la rhétorique, ou n’ont pas voulu s’en servir dans le cours de ces discussions, par civilité, je m’imagine, par ce même principe de décence, preuve de la bonne éducation qu’ils ont reçue de leurs parents : car l’apostrophe n’est pas polie ; j’en demeure d’accord avec M. de Corday. Mais aussi trouvez-moi une tournure plus vive, plus animée, plus forte, plus propre à remuer une assemblée, à frapper le ministère, à étonner la droite, à émouvoir le ventre6 ? L’apostrophe, Monsieur, l’apostrophe, c’est la mitraille de l’éloquence. Vous l’avez vu, quand Foy, artilleur de son métier… Sans l’apostrophe, je vous défie d’ébranler une majorité lorsque son parti est bien pris. Essayez un peu d’employer, avec des gens qui ont dîné chez M. Pasquier, le syllogisme et l’enthymème. Je vous donne toutes les figures de Quintilien, tous les tropes de Dumarsais7 et tout le sublime de Longin ; allez attaquer avec cela un M. Poyféré de Cerre8. Poussez à Marcassus, poussez à Marcellus la métaphore, l’antithèse, l’hypotypose, la catachrèse ; polissez votre style et choisissez vos termes ; à la force du sens unissez l’harmonie infuse dans vos périodes, pour charmer l’oreille d’un préfet, ou porter le cœur d’un ministre à prendre pitié de son pays,

Vous serez étonné, quand vous serez au bout,
De ne leur avoir rien persuadé du tout.9

Pas un seul ne vous écoutera ; vous verrez la droite bâiller, le ministère se moucher, le ventre aller à ses affaires. Mais que Foy, dans ce moment de verve applaudi de toute la France, prélude une espèce d’apostrophe, sans autrement, peut-être, y penser, on dresse l’oreille aussitôt, l’alarme est au camp, les muets parlent, tout s’émeut ; et, s’il eût continué sue ce ton (mais il aima mieux rendre hommage aux classes élevées) s’il eût pu soutenir ce style, la scène changeait ; M. Pasquier, surpris comme un fondeur de cloches, eût remis ses lois dans sa poche ; et moi, petit propriétaire, ici je taillerais ma vigne, sans crainte des honnêtes gens. O puissance de l’apostrophe !
C'est, comme vous savez, une figure au moyen de laquelle on a trouve le secret de parler aux gens qui ne sont pas là, de lier conversation avec toute la nature, interroger au loin les morts et les vivants. Ou ma tous en Marathôni10, s'écrie Démosthène en fureur. Cet ou ma tous est d'une grande force, et Foy l'eût pu traduire ainsi : Non, par les morts de Waterloo, qui tombèrent avec la patrie ; non, par nos blessures d'Austerlitz et de Marengo ; non jamais de tels misérables... Vous concevez l'effet d'une pareille figure poussée jusqu'où elle peut aller, et dans la bouche d'un homme comme Foy ; mais il aima mieux embrasser les auteurs des notes secrètes11.
Moi, si j'eusse été là (c'est mon fort que l'apostrophe, et je ne parle guère autrement ; je ne dis jamais : Nicole, apporte-moi mes pantoufles12 ; mais je dis, ô mes pantoufles ! et toi, Nicole, et toi ! …), si j'eusse été là, député des classes inférieures de mon département, quand on proposa cette question de la liberté de la presse, j'aurais pris la parole ainsi :
Milord Castlereagh, mêlez-vous de vos affaires ; pour Dieu, Herr Metternich, laissez-nous en repos ; et vous, Mein lieber Hardenberg, songez à bien cuire vos sauerkraut.
Ou je me trompe, ou cette tournure eut fait effet sur l'assemblée, eut éveillé son attention, premier point pour persuader, premier précepte d'Aristote. Il faut se faire écouter, dit-il ; et c'est à quoi qu'ont pas pensé nos députés de gauche ; à employer quelque moyen, tel qu'en fournit l'art oratoire pour avoir audience de l'assistance. Autre chose ne leur a manqué ; car du langage, ils en avaient, et des raisons, ils l'ont fait voir ; de l'invention et du débit, et avec tout cela n'ont su se faire écouter, faute de quoi ? d'apostrophes, de ces vives apostrophes aux hommes et aux dieux, dans le goût des anciens. Sans laisser au ventre le temps de se rendormir, j'aurais continué de la sorte :
Excellents ministres des hautes puissances étrangères, ne vous fiez pas trop à vos amis de deçà. Ils vous en font accroire avec leurs Notes secrètes ; non que je les soupçonné de vouloir vous trahir. Ce sont d'honnêtes gens, fidèles, sur lesquels vous pouvez compter, dont les services vous sont acquis et la reconnaissance assurée pour jamais; incapables de manquer à ce qu'ils vous ont promis, d'oublier ce qu'ils vous doivent. J'entends par là, seulement, qu'ils s'abusent et vous trompent avec le zèle le plus pur pour vos excellences étrangères. Venez, il y fait bon ; accourez, vous disent-ils : cette nation est lâche. Ce ne sont plus des Français, la terreur de l'Europe, l'admiration du monde. Ils furent grands, fiers, généreux ; mais domptés aujourd'hui, abattus, mutilés, bistournés par Napoléon13, ils se laissent ferrer et monter à tous venants : il n'est bât qu'ils refusent, coups dont ils ressentent, ni joug trop humiliant pour eux. Quand d'abord nous revînmes derrière vous dans ce pays, nous les appréhendions ; ce nom, cette gloire, nous en imposaient, et longtemps nous n'osâmes les regarder en face. Mais à présent nous les bravons, chaque jour les insultons, et non seulement ils le souffrent, mais, le croiriez-vous, ils nous craignent; nous, que vous avez vus dans l'opprobre, la fange14, rebutés partout, signalés parmi les espions, les escrocs, à toutes les polices de l'Europe, nous sommes ici l'épouvantail de ceux qui vous firent trembler ; et c'est de nous qu'on les menace, lorsqu'on veut qu'ils obéissent. Venez donc, accourez ; butin sûr, proie facile et tributs vous attendent ; ou ne bougez ; fiez-vous à nous. Avec sept hommes, nous nous chargeons de tondre et d'écorcher le Français pour votre compte, moyennant part dans la dépouille, et récompense, comme de raison.
Voilà ce qu'ils vous mandent par M. de Montlosier15. Gardez-vous de les croire ; puissances étrangères, ne les écoutez mie ; car ils vous mèneraient loin. Leurs Notes ne sont pas mot d'Evangile. Demandez à Fouché ce qu'il en pense, et combien de fois lui-même a été pris pour dupe, lorsqu'il croyait, par leur moyen, en attraper d'autres. Il faut l'avouer, néanmoins, il y a du vrai dans ce qu'ils vous disent. Nous souffrons des choses... des gens... Quinze ans de galère, tranchons le mot, ont abaissé notre humeur fière, et sont cause que nous endurons nos correspondants ; ce qui à bon droit les étonne. Cependant, par bonheur, échappés du bagne de Napoléon, nous avons des hommes encore, et ne sommes pas sans quelque vigueur ; témoin tant de machines qu'on emploie pour nous empêcher de faire acte de virilité, à quoi même on ne réussit pas. Préfets, télégraphes, gendarmes, censure, loi des suspects, rien n'y sert ; missionnaires, jésuites, aumôniers, y perdent leur peu de latin ; et l'on a beau prêcher, menacer, caresser, promettre, destituer, dès qu'il s'agit d'élire, les choix tombent sur des hommes. Soit hasard ou malice, en voilà cent quinze de compte fait dans une seule chambre où il y en aurait bien plus, n'était ce qui s'y introduit de la cour et des antichambres ministérielles. Anglais, dont on nous vante ici l'esprit public, ayant fait ce mot, vous avez la chose sans doute ; mais, en bonne foi, croyez-vous vos ministres fort empêchés à écarter de leur chemin les citoyens incorruptibles, à se débarrasser de ces gens que rien ne peut gagner, qui ne composent point, ne connaissent que leur mandat, et ne voient de bien pour eux que dans le bien commun de tous ; préférant l'estime publique aux places offertes ou acquises, aux rangs, aux honneurs, à l'argent, et, que sert de le dire ? à la vie, moins chère, moins nécessaire aux hommes, sans quoi les verrait-on en faire si bon marché ? Aurions-nous vu, dans le cours de nos révolutions, tant d'âmes à l'épreuve du péril, si peu à l'épreuve de l'or et des distinctions16, et souvent le plus brave soldat être le plus lâche courtisan, s'il n'était vrai qu'on aime les biens et les honneurs plus que la vie ? Celui qui meurt pour son pays fait moins que celui qui refuse de gouverner contre les lois. Or, de telles gens, nous en avons ; nous avons de ces hommes qui savent rendre un portefeuille, mépriser une préfecture, une direction de la Banque, et qui, avant de vous livrer, messieurs du congrès, cette terre, soit à vous, soit à vos féaux, y périront eux et bien d'autres : car tout le peuple est avec eux, non tel qu'on vous le dépeint, faible, abattu, timide. Cette nation n'est point avilie : par vous provoquée au combat, usant de la victoire, elle vous fit esclaves et le fut avec vous, parce qu'autrement ne se peut. Insensé qui croit asservir et se dispenser d'obéir ; mais, rompue la chaîne commune, il vous en reste plus qu'à nous.
Ne vous hâtez donc point, n'accourez pas si vite, ne cédez pas sitôt aux vœux qui vous appellent; et ne croyez point trop aux promesses qu'on vous fait, de peur, en arrivant, de trouver du mécompte ; car voici, en peu de mots, comment vous serez reçus, si vous venez ici au secours du parti habile, fort et nombreux.
Les missionnaires prêcheront pour vous, les religieuses du Sacré-Cœur prieront Dieu, non de vous convertir, mais de vous amener à Paris, et lèveront au ciel leurs innocentes mains en faveur des Pandours, supplieront en mauvais latin le Seigneur infiniment miséricordieux d'exterminer la race impie, de livrer à la fureur du glaive les ennemis de son saint nom, c'est-à-dire ceux qui refusent la dîme ; et d'écraser contre la pierre les têtes de leurs enfants. Mais malheureusement tout n'est pas moines chez nous.
La nation (laissons-là cette classe élevée pour qui le général Foy a tant d'estime depuis qu'il ne la protège plus, poignée de fidèles tout à vous, qui ne peut se passer de vous, et n'a de patrie qu'avec vous), la nation se divise en nobles et vilains : des nobles, les uns le sont par la grâce de Dieu, les autres par le bon plaisir de Napoléon. Lequel vaut mieux ? on ne sait. Ce sont deux corps qui s'estiment, dit Foy, réciproquement, s'admirent, et volontiers prennent des airs l'un de l'autre. La Tulipe, homme de cour, a quitté son briquet17 pour se faire talon rouge : c'est maintenant, on le peut dire, un cavalier parfait, rempli de savoir-vivre et de délicatesse : on n'a pas meilleur ton que monsieur ou monseigneur le comte de la Tulipe. Voilà Dorante hussard ; depuis quand ? depuis la paix. Sentant la caserne, si ce n'est peut-être le bivouac. Sous le fardeau de deux énormes épaulettes, il jure comme Lannes, bat ses gens comme Junot, et, faute de blessures, il a des rhumatismes, fruit de la guerre, entendez-vous, de ses campagnes de Hyde-Park et de Bond-Street; éperonné, botté, prêt à monter à cheval, il attend le boute-selle. L'esprit de Bonaparte n'est pas à Sainte-Hélène, il est ici dans les hautes classes. On rêve, non les conquêtes, mais la grande parade ! on donne le mot d'ordre, on passe des revues, on est fort satisfait. Un grand ne va point p...r sans son état-major, et le p.... d. M.... couche en bonnet de police. la vieille garde cependant grasseye et porte des odeurs.
Telle est l'admiration qu'ont les uns pour les autres ces gens de deux régimes en apparence contraires : ils s'imitent se copient. Ni les uns ni les autres ne vous donneront d'embarras. Vous trouverez des manières dans l'ancienne noblesse, et dans la nouvelle des formes. Les seigneurs vous accueilleront avec cette grâce vraiment française et cette politesse chevaleresque, apanage de la haute naissance. Nos aimables barons18, formés sur le modèle d'Elleviou19, vous enseigneront la belle tenue de l'état-major de Berthier et l'étiquette des maréchaux, sans oublier le dévouement, l'enthousiasme le feu sacré. Tout ce qui est issu de race, ou destiné à faire race, s'accommode sans peine avec vous. Ces gens qui tant de fois ont juré de mourir ; ces gens toujours prêts à verser leur sang jusqu'à la dernière goutte pour un maître chéri, une famille auguste, une personne sacrée ; ces gens qui meurent et ne se rendent pas, sont de facile composition, et vous le savez bien. Mais il y a chez nous une classe moins élevée, qui ne meurt pour personne, et qui, sans dévouement, fait tout ce qui se fait ; bâtit, cultive, fabrique autant qu'il est permis ; lit, médite, calcule, invente, perfectionne les arts ; sait tout ce qu'on sait à présent, et sait aussi se battre, si se battre est une science. Il n'est vilain qui n'en ait fait son apprentissage, et qui, là-dessus, n'en remontre aux descendants des du Guesclin. Georges le laboureur, André le vigneron, Pierre, Jacques le bonhomme, et Charles, qui cultive ses trois cents arpents de terre, et le marchand, l'artisan, le juge, l'avocat, et notre digne vicaire, tous ont porte les armes, tous vous ont fait la guerre. Ah ! s'ils n'eussent jamais eu le grand homme à leur tête... sans la troupe dorée, les comtes, les ducs, les princes, les officiers de marque..., si la roture en France n'eût jamais dérogé, ni la valeur dégénéré en gentilhommerie, jamais nos femmes n'eussent entendu battre vos tambours.
Or, ces gens-là et leurs enfants, qui sont grandis depuis Waterloo, ne font pas chez nous si peu de monde, qu’il n’y en ait bien quelques millions n’ayant ni manières de Versailles, ni formes de la Malmaison, et qui, au premier pas que vous ferez sur leurs terres, vous montreront qu’ils se souviennent de leur ancien métier ; car il n’est alliance qui tienne, et si vous venez les piller au nom de la très-sainte et très-indivisible Trinité, eux, au nom de leurs familles, de leurs champs, de leurs troupeaux, vous tireront des coups de fusil. Ne comptant plus pour les défendre sur le génie de l’empereur, ni sur l’héroïque valeur de son invincible garde, ils prendront le parti de se défendre eux-mêmes ; fâcheuse résolution, comme vous savez bien, qui déroute la tactique, empêche de faire la guerre par raison démonstrative20, et suffit pour déconcerter les plans d’attaque et de défense le plus savamment combinés. Alors, si vous êtes sages, rappelez-vous l’avis que je vais vous donner. Lorsque vous marcherez en Lorraine, en Alsace, n’approchez pas des haies, évitez les fossés, n’allez pas le long des vignes ; tenez vous loin des bois, gardez-vous des buissons, des arbres, des taillis, et méfiez-vous des herbes hautes ; ne passez point trop près des fermes, des hameaux, et faites le tour des villages avec précaution ; car les haies, les fossés, les arbres, les buissons, feront feu sur vous de tous côtés, non feu de file ou de peloton, mais feu qui ajuste, qui tue ; et vous ne trouverez pas, quelque part que vous alliez, une hutte, un poulailler qui n’ait garnison contre vous. N’envoyez point de parlementaires, car on les retiendra ; point de détachements, car on les détruira ; point de commissaires, car… Apportez de quoi vivre ; amenez des moutons, des vaches, des cochons, et puis n’oubliez pas de les bien escorter ainsi que vos fourgons. Pain, viande, fourrage et le reste, ayez provision de tout, car vous ne trouverez rien où vous passerez, si vous passez, et vous coucherez à l’air, quand vous vous coucherez ; car nos maisons, si nous ne pouvons vous en écarter, nous savons qu’il vaut mieux les rebâtir que les racheter ; cela est plus tôt fait, coûte moins. Ne vous rebutez pas, d’ailleurs, si vous trouviez, dans cette façon de guerroyer, quelques inconvénients. Il y a peu de plaisir à conquérir des gens qui ne veulent pas être conquis, et nous en savons des nouvelles21. Rien ne dégoûte de ce métier comme d’avoir affaire aux classes inférieures. Mais ne perdez point courage ; car si vous reculiez, s’il vous fallait retourner sans avoir fait la paix ni stipulé d’indemnités, alors, alors, peu d’entre vous iraient conter à leurs enfants ce que c’est que la France en tirailleurs, n’ayant ni héros ni péquins22.
Apprenez, dit le prophète, apprenez grands de la terre ; c’est-à-dire, messieurs du congrès, renoncez aux vieilles sottises. Instruisez-vous arbitres du monde23 ; c’est-à-dire, Excellences, regardez ce qui se passe et faites-vous sages, s’il se peut. L’Espagne se moque de vous24, et la France ne vous craint pas. Vos amis ont beau dire et faire, nous ne sommes pas disposés à nous gouverner par vos ordres ; et ni eux, avec leurs sept hommes, ni vous, avec vos sept cent mille, ne nous faites la moindre peur ; partant je ne vois nulle raison de changer notre allure pour vous plaire, et je conclus à rejeter toute la loi venant d’eux ou de vous.
Voilà ce que j’aurais dit après le général Foy, si j’eusse pu, député indigne, lui succéder à la tribune.


[1] Cette longue et dernière lettre ne parut pas. Elle était trop gênante. En effet, lors du débat sur la liberté de la presse, les orateurs de l’opposition parmi lesquels le général Foy et Benjamin Constant avaient « fait merveille ». Dans la séance du 13 mars 1820, un incident fort vif s’était produit à la Chambre. Le général Foy s’emporta :
En 1815, croyez-vous que sans l’étranger nous aurions souffert les outrages d’hommes que pendant trente ans nous avons vus dans l’humiliation et dans l’ignominie ?
Un député de la droite, M. de Corday, lui cria : Vous êtes un insolent.
Le lendemain, le général et de Corday se rendirent sur le pré pour se battre. Ils tirèrent en l’air. Deux jours plus tard, de la tribune, le général Foy expliqua qu’il n’avait pas voulu blesser les émigrés. Il eut même pour ceux-ci des paroles adoucissantes :
La vivacité même de mes expressions prouve qu’on ne pouvait pas les appliquer à des Français qui, rentrés en France, y rencontrèrent tout de suite la considération qui, dans tous les temps possibles, s’attache naturellement à tout ce qui est élevé dans la société.
Courier vit dans ce revirement une palinodie qu’il ne se prive pas de railler. Mais la fin de cette lettre dépasse ô combien la raillerie et nous emmène dans une réflexion de haut vol.  Note1
[2] Il s’agit du général Foy.  Note2
[3] Ce passage résume partie du discours prononcé à la Chambre par Benjamin Constant dans la séance du 23 mars. Il y rappelait les événements survenus à Lyon en 1817 qui compromirent le général Canuel, monarchiste radical. Commandant la dix-neuvième division, celui-ci, animé d’un zèle royaliste excessif, multiplia les provocations qui engendrèrent un mouvement insurrectionnel. Il le réprima durement. Le maréchal Marmont fut chargé par Louis XVIII de démêler l’affaire et proposa d’exemplaires sanctions, notamment la destitution de Canuel et du préfet du département du Rhône.  Note3
[4] Rallié à l’empire, Etienne Pasquier (1767-1862) fut magistrat sous Napoléon, lequel le fit baron d’empire en puis préfet de police. En 1812, il fut dupé par le général Malet qui tenta un coup de force contre Napoléon mais ne fut pas destitué pour autant. Après Waterloo, la Restauration le fit député, président de la Chambre et plusieurs fois ministre, notamment dans le cabinet Talleyrand. Il n’approuva pas les excès de la Terreur blanche et œuvra à la disparition des cours prévôtales. Dès sa prise de pouvoir, Louis-Philippe nomma ce monarchiste modéré président de la Chambre des pairs et, en 1844, le fit duc. Proche de Chateaubriand, il fut élu à l'Académie française en 1820 au fauteuil 3 précédemment occupé par l'abbé Frayssinous le 17 février 1842. Au moment de la publication de cette lettre de Courier, Pasquier était ministre des Affaires étrangères ; à l’époque de l’affaire de Lyon, il était garde des sceaux et, à ce titre, ordonna les exécutions que Benjamin constant déplora à la tribune.  Note4
[5] Le banquier Jacques Lafitte (1767-1844) fut gouverneur de la Banque de France, fonction pour laquelle il refusa toute rétribution. Il fut député pendant les Cent Jours, sous la Restauration et la Monarchie de juillet. En 1830, il présida le deuxième gouvernement du règne de Louis-Philippe. Il vint en aide aux demi-soldes, aux négociants ruinés et même aux villes en grosse difficulté. Ce sont ces actions que Courier salue ici.  Note5
[6] « Le ventre » est le terme de mépris qui désigne le groupe de députés qui votait systématiquement pour le gouvernement. A cette époque, le député servile était le « ventru », aujourd’hui, on dirait « le godillot ».  Note6
[7] César Chesneau du Marsais (1676-1756) : ayant abandonné la congrégation des oratoriens il devint avocat puis philosophe, grammairien et collabora à l’encyclopédie pour laquelle il rédigea 149 articles. C’est au grammairien auteur du Traité des tropes que Courier fait référence.  Note7
[8] Jean-Marie de Poyferré de Cerre ou de Cère (1768-1858°). Élevé au titre de baron le 2 mars 1815, cet obscur député devint célèbre en quelques minutes au cours de la séance parlementaire de 1819-1820. Un soir, alors que la séance se terminait et que les spectateurs quittaient les lieux ; Poyferré de Cère s’élança à la tribune et demanda, en vertu d’un règlement tombé en désuétude que les couloirs de l’assemblée cessassent d’âtre occupés par des étrangers. Par ce terme, il visait les journalistes et désirait donc leur interdire d’assister aux débats. En effet, la veille il avait eu une vive altercation avec un rédacteur du Censeur. Après ce haut fait, il fut la cible de toute la presse d’opposition.  Note8
[9] Citation visiblement citée de mémoire et tirée de L’École des femmes, acte I, scène 1.  Note9
[10] Ou ma tous en Marathôni : non par ceux de Marathon.  Note10
[11] Il s’agit des notes que les ultras faisaient secrètement parvenir aux gouvernements de la Sainte-Alliance pour les tenir informés de ce qui se passait en France. Celle reçue par eux au Congrès d’Aix-la-Chapelle leur suggéra de demander le renvoi du ministère Decazes comme condition du retrait des troupes d’occupation. Quand elle fut connue en France, elle déchaîna maintes réactions.  Note11
[12] Le Bourgeois gentilhomme, acte II, scène 4.  Note12
[13] « Bistournés par Napoléon ». D’un brutal réalisme, cette expression fut suggérée à Courier par Demanelli, italien chez qui il logeait en 1804 et qui lui déclara à propos du senatus consulte visant à faire Napoléon empereur : Sicchè dunque, commandante, per quel che vedo, un Corso ha castrato i Francesi qui se peut traduire par : « Ainsi donc, commandant, à ce que je vois, un Corse a châtré les Français ! » La formule qui se trouve dans le paragraphe suivant « faire acte de virilité » est une résonance à cette accusation.  Note13
[14] Courier reprend en les aggravant les propos du général Foy.  Note14
[15] Fougueux défenseur des privilèges de la noblesse, le comte François Dominique de Reynaud de Montlosier (1755-1838 était au demeurant un adversaire des jésuites et de l’Église. Le clergé de Clermont-Ferrand, sa ville natale où il rendit l’âme, refusa d’administrer l’extrême onction à ce catholique qui, de son vivant, avait combattu l’ultramontanisme.  Note15
[16] L’édition Paulin et les suivantes avaient écrit « discussions ». Il s’agit bien de « distinctions ».  Note16
[17] La Tulipe, homme de cour, a quitté son briquet… La Tulipe est le nom du soldat dans les armées de l’ancien régime ; son briquet c’est son fusil à pierre. Fanfan La Tulipe fut le sujet d’une chanson d’Emile Debraux, d’un drame de Paul Meurice, d’une opérette de Louis Varney et du film de Christian-Jaque en 1952 avec Gérard Philipe et Gina Lollobrigida puis de Gérard Krawczyk en 2003 avec Vincent Perez et Penelope Cruz.  Note17
[18] Expression qui désigne les barons de l’empire par opposition aux représentants de la noblesse d’ancien régime.  Note18
[19] Très bel homme, Pierre-Jean-Baptiste-François Elleviou (1769-1842) communément appelé François Elleviou fut un comédien et librettiste. Ce fils de chirurgien doit sa célébrité dans ses rôles de ténor tenus à l’Opéra comique. Idolâtré par le public, il excellait dans les rôles burlesques de petit maître et d’officier sentimental. Courier en fait le modèle des barons de l’empire.  Note19
[20] Paroles du maître d’armes dans Le Bourgeois gentilhomme, acte II, scène 2.  Note20
[21] Allusion à la guerre d’Espagne où des paysans, des moines, des va-nu-pieds portèrent de rudes coups à l’armée napoléonienne.  Note21
[22] Dérivé de l’espagnol pequeno c’est-à-dire « petit », « péquin » est un terme d’argot militaire inventé par les armées révolutionnaires du Midi de la France pour désigner le bourgeois. Courier veut dire ni héros militaires ni bourgeois (ou membres des hautes classes) mais simplement des gens du peuple.  Note22
[23] C’est l’épigraphe de l’oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre.  Note23
[24] Après le départ des troupes napoléoniennes, Ferdinand VII avait révoqué la Constitution votée par les Cortes de Cadix en 1812. L’Espagne libérale se souleva contre lui en 1820 et l’obligea à composer. La France lui vint en aide en 1823 pour le rétablir dans ses droits.  Note24

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