Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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prec De Mme Sophie Pigalle, de Lille le 30 octobre 1810 De la comtesse de Salm-Dyck de M. Clavier de Paris le 10 novembre 1810 Suiv

A Monsieur
Monsieur Courier
Chez M. Gherardo de Rossi
Banquier à Rome
Italie Dyck, ce 4 novembre 1810

J Joseph Jérôme Lefrançois de Lalande Joseph Jérôme Lefrançois de Lalande
(1732 - 1807)
 
e reçois ici votre lettre du mois de juin, Monsieur, et comme vous l’avez pensé, je ris en effet beaucoup de votre étourderie. Elle expliquerait à elle seule la tache d’encre qui vous a fait tant d’histoires et dont nous avons lu le récit avec grand plaisir. Cette lecture a occupé une de mes soirées, ce qui n’est pas un petit avantage pour des campagnards réduits par les mauvais temps à une solitude presque absolue, et cela dans le mois de novembre. Je ne passerai cependant pas l’hiver ici (malgré un si beau commencement), et je pars le 15 de ce mois pour retrouver le bruit, le tumulte, les plaisirs et les peines de Paris. J’emporte avec moi de quoi faire deux petits volumes d’œuvres mêlées, plus poétiques que prosaïques et que je vais publier cet hiver. Cette besogne, qui m’a forcé à revoir tous mes vieux papiers, m’a occupée tout le temps que j’ai passé ici ; mais sachez que je n’y suis venu que très tard, ayant été retenue à Paris, non par des plaisirs ni des affaires, quoique j’y pense trouver l’un et l’autre, mais par une sotte maladie qui m’a mise, celle-ci, près de ma fin qui ne m’effrayait nullement, tant j’avais l’esprit et le cœur accablés. J’en suis pourtant revenue, mais faible, languissante, et ayant perdu cette belle graisse qui vous avait charmé. Ce n’est qu’à force de soins, de repos de corps, et d’occupation d’esprit que je reprends ma santé et mon courage ; mais tout cela revient pourtant, et si je vous vois à Paris cet hiver, vous me trouverez j’espère en aussi bon état.
Je ne me rappelle plus ce que je vous ai dit de votre Longus, mais je n’ai pu en parler froidement comme vous m’en accusez ; et je ne me souviens pas sans plaisir de celui qu’il m’a fait (tout infernal qu’il était), lorsqu’à 15 ans, je l’ai pris furtivement dans la bibliothèque de mon père. Jugez donc de l’effet qu’il a dû me faire dans le bel état où vous l’avez mis. Mais malheureusement je n’ai plus 15 ans[1], et c’est ce qui aura influé sur mes expressions. Soyez du reste satisfait du cas que je fais de votre travail ; vos grecs en ont parlé mille fois chez moi, j’ai mêlé timidement ma voix à la savante voix et ç’a été un concert de louanges qui a pu retentir jusqu’à vous. Mais vous voilà déjà un véritable auteur : vous trouvez qu’on n’en dit jamais assez de vos ouvrages. J’ai envie de vous faire la même querelle que le pauvre Lalande2 qui m’a donné plus de peine que votre Longus ne vous en a donnée, tant le sujet était scabreux et abondant en minuties dont il a fallu extraire quelque chose qui eut un peu bonne grâce et qui m’a coûté plus de 3 mois du travail le plus ingrat.
J’ai bien peur que vous ne soyez un peu désappointé de mon grand château quand vous le verrez : d’abord, mes tourelles sont hexagones, et finissent en manière de clochers gothiques, ce qui n’a pas l’air si romantique que vous l’espérez ; et ensuite (ô profanation !) je l’ai fait blanchir de la tête aux pieds l’an passé, ce qui lui a ôté cet air vénérable, ces hiboux, ces chauves-souris, cette physionomie des anciens qui vous charme. J’ai même trouvé le moyen d’y faire un petit jardin, ce à quoi les responsables personnes n’avaient pas même pensé, tant ils étaient avancés dans la civilisation ; enfin, et c’est le comble du crime, la mère de mon mari qui craignait que le pont-levis ne s’écroulât sous sa voiture, l’a fait remplacer par un pont de briques très mal fait à la vérité, et qui tombe à moitié, mais qui n’est qu’un pont ordinaire. Je n’ai donc plus à vous offrir qu’un petit pont-levis qui descend par les remparts, et qui conduit au parc. Il faut tâcher de vous en accommoder. Quant au-dedans du château, rien n’y manque, pas même les revenants, et quoique j’aie pu faire pour lui redonner un petit air un peu plus original, il me semble toujours y voir les aïeux de mon mari dont les portraits sont dans la galerie, et qui me demandent ce que je fais là, moi qui ne suis pas comme eux alliée à tous les souverains d’Allemagne. Je vous dirai pourtant à travers ces folies que le grandiose de cette maison me plaît ; il me gâte même toutes les autres habitations de ce genre que je vois et je ne suis pas surprise que mon mari qui y est né, s’y retrouve toujours avec plaisir. Si j’ai un peu égayé son antiquité, c’est que quoiqu’on aime à voir des ruines, on n’aime pas à les habiter ni à avoir toujours sous les yeux ce qui ressemble à la dégradation, surtout quand les choses vous appartiennent ; mais je respecte avec soin tout ce qui tient à la physionomie primitive de ce château et mon projet est même d’y faire refaire le fameux pont-levis qui vous charme.
Je compte bien faire un voyage en Italie quand j’aurai éclairci quelques affaires, et après en avoir fait un en Suisse et aussi dans la Hanauvre (sic) que je suis honteuse de n’avoir pas vu, étant si près.
J’ai deux choses essentielles à faire avant tout cela, c’est de marier ma fille et de faire mon édition[3]. Après, vogue la galère. Mais j’ai connu un Italien de Modène, qui se nomme Benincara, qui était un homme rare pour l’instruction, largeur de l’esprit de société ; il doit être assez vieux à présent, il est employé je ne sais où, l’avez-vous rencontré ? il recherche fort les Français.
A revoir (sic) Monsieur, voilà un vrai bavardage de campagnard, à Paris je ne vous en aurais pas dit la moitié.
Vous aurez vu, par ce que je vous ai dit, que j’ai reçu votre brochure ; on me l’a envoyée ici, ainsi que votre lettre qui n’était point cachetée, et qui ne l’avait jamais été. Je crois que cela peut aller avec les 6 mois d’oubli où vous avez écrit cette première lettre dont vous attendiez si bénignement la réponse. A revoir donc, portez-vous bien, donnez-moi de vos nouvelles à Paris, venez nous y voir et comptez toujours sur notre véritable estime et sur l’amitié de votre servante.

C. de S.

A peine pourrez-vous lire ce griffonnage que j’écris mal à l’aise près d’une cheminée que j’ai fait faire, à la grande surprise des habitants de ce pays qui ne se servent que de poêles. J’ai beaucoup crié contre les poêles, mais je ne soutiens plus cette opinion que par amour-propre et pour ne pas me démentir, et cette cheminée n’empêche pas que je me gèle partout dans mon petit cabinet.
N’avez-vous pas remarqué, vous qui avez voyagé, que partout où l’on va, ce que l’on a de mieux à faire est de se conformer aux usages des pays ? Les usages y sont venus et restés parce qu’on en a reconnu la nécessité. Je finis là cette belle morale. Adieu.


[1] Au moment où elle écrit ces lignes, Mme de Salm a 43 ans.  Note1
[2] Joseph Jérôme Lefrançois (ou Le Français) de Lalande, astronome français, est né le 11 juillet 1732, à Bourg-en-Bresse. Il passe son enfance à Bourg. Ses parents l’envoient à Paris pour y entreprendre des études de droit et est reçu avocat. Il se passionne pour l’astronomie et suit les cours de Delisle au Collège de France et, par la suite, les cours de l’astronome Le Monnier. Ce dernier s’était rendu célèbre par son calcul d’un degré du cercle polaire. Lalande accompagne La Caille à Berlin pour le seconder dans ses observations, consistant à mesurer la distance entre la lune et la terre ; il devient membre de l’Académie de Berlin. En 1753, il est nommé astronome par l’Académie des Sciences. Dans ses travaux, il tente notamment de calculer le diamètre de la lune ou la distance entre la lune et le soleil et essaye d’expliquer le phénomène des marées ou la disparition de l’anneau de Saturne. En 1762, Delisle quitte sa chaire d’astronomie au Collège de France, cédant son poste à Lalande ; ce dernier occupera cette place pendant 46 ans. Il travaille également pour le ologue des hommes célèbres de France.
Lalande a largement contribué à vulgariser et populariser l’astronomie. De 1789 à 1798, il publie son Histoire céleste française, ouvrage où il décrit près de 50 000 étoiles. On lui doit également une Chronique des sciences de son époque en deux volumes, Bibliographie astronomique, Paris 1804. En 1802, il fonde un prix destiné à récompenser des œuvres d’astronomes. Parmi les ouvrages qu’il nous a laissé, citons également, Astronomie des Dames (1785), Abrégé de navigation (1793), Voyage d’un français en Italie (1769).On lui doit également plus de 150 articles devant l’Académie des Sciences.  Note2
[3] Mme de Salm est l’auteur d’Éloge historique de M. de La Lande Paris : Sajou, 1810. - 46 p. ; 21 cm.
Le Magasin encyclopédique de Millin rendit compte en 1810 de cet Éloge. Voici un extrait de ce compte rendu : Mme la Cesse Constance de S. signe, (presque) anonymement, un Éloge historique de M. de La Lande (pp. 9-39), éloge qui, dit-elle dans sa préface (pp. V-VII), lui a été demandé, en 1804, par Lalande lui-même (lettre p. VI). Lu en séance publique le 19 mai 1809 devant les membres de l’Athénée des arts dont Lalande était membre, ce véritable éloge prend une forme moins convenue que les autres, « une histoire de sa vie » plus intime et pleine de nuances. Constance de S., elle-même seule femme membre de cette société, n’hésite pas à consacrer plusieurs pages (pp. 30-32 et p. 37) aux « ombres du tableau » reconnaissant son « désir de la célébrité » et son peu d’attachement « aux opinions, ni même aux convenances de la société ». Pour finir elle dresse un portrait objectif et attachant de Lalande : « malgré quelques bizarreries, il était un homme aimable en société ; sa conversation remplie de traits saillants, une sorte de familiarité qui lui était propre, une philanthropie franche et brusque qu’il savait pourtant modifier à propos, tout annonçait en lui dès l’abord qu’il n’était pas un homme ordinaire »  Note3

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