Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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Tours, le 18 octobre 1820,

J 'ai reçu la vôtre du 12. Nos métayers sont des fripons qui vendent la poule au renard ; leurs valets me semblent, comme à vous, les plus méchants drôles qu'on ait vus depuis bien du temps. Ils ont mis le feu aux granges, et, maintenant, pour l'éteindre, ils appellent les voleurs. Que faire ? sonner le tocsin ? les secours sont à craindre presque autant que le feu. Croyez-moi ; sans esclandre, à nous seuls, étouffons la flamme, s'il se peut. Après cela nous verrons ; nous ferons un autre bail avec d'autres fripons ; mais il faudra compter, il faudra faire une part à cette valetaille, puisqu'on ne peut s'en passer, et surtout point de pot-de-vin.

Voilà mon sentiment sur ce que vous nous mandez. En revanche, apprenez les nouvelles du pays. A Saumur, il y a eu bataille, coups de fusil, mort d'homme ; le tout à cause de Benjamin Constant. Cela se conte de deux façons.

Les uns disent que Benjamin, arrivant à Saumur, dans sa chaise de poste avec madame sa femme, insulta, sur la place toute la garnison qu'il trouva sous les armes, et particulièrement l'école d'équitation. Cela ne me surprend point ; il a l'air ferrailleur, surtout en bonnet de nuit, car c'était le matin. Douze officiers se détachent, tous gentilshommes de nom, marchent à Benjamin, voulant se battre avec lui ; l'arrêtent, et d'abord, en gens déterminés, mettent l'épée à la main. L'autre mit ses lunettes pour voir ce que c'était. Ils lui demandaient raison. Je vois bien, leur dit-il, que c'est ce qui vous manque. Vous en avez besoin ; mais je n'y puis que faire. Je vous recommanderai au bon docteur Pinel , qui est de mes amis. Sur ces entrefaites, arrive l'autorité, en grand costume, en écharpes, en habit brodé, qui intime l'ordre à Benjamin de vider le pays, de quitter sans délai une ville où sa présence mettait le trouble. Mais lui : C'est moi, dit-il, qu'on trouble. Je ne trouble personne, et je m'en irai, messieurs, quand bon me semblera. Tandis qu'il contestait, refusant également de partir et de se battre, la garde nationale s'arma, vient sur le lieu, sans être requise, et proprio motu. On s'aborde ; on se choque, on fait feu de part et d'autre. L'affaire a été chaude. Les gentilshommes seuls en ont eu l'honneur. Les officiers de fortune et les bas officiers ont refusé de donner, ayant peu d'envie, disaient-ils, de combattre avec la noblesse, et peu de chose à espérer d'elle. Voilà un des récits.

Mais notez en passant que les bas officiers n'aiment point la noblesse. C'est une étrange chose : car enfin la noblesse ne leur dispute rien, pas un gentilhomme ne prétend être caporal ou sergent. La noblesse, au contraire, veut assurer ces places à ceux qui les occupent, fait tout ce qu'elle peut pour que les bas officiers ne cessent jamais de l'être, et meurent bas officiers, comme jadis au bon temps. Eh bien ! avec tout cela, ils ne sont pas contents. Bref, les bas officiers ou ceux qui l'ont été, qu'on appelle à présent officiers de fortune, s'accommodent mal avec les officiers de naissance, et ce n'est pas d'aujourd'hui.

De fait, il m'en souvient ; ce furent les bas officiers qui firent la révolution autrefois. Voilà pourquoi peut-être ils n'aiment point du tout ceux qui la veulent défaire, et ceci rend vraisemblable le dialogue suivant, qu'on donne pour authentique, entre un noble lieutenant de la garnison de Saumur et son sergent-major.

Prends ton briquet, Francisque, et allons assommer ce Benjamin Constant. - Allons, mon lieutenant. Mais, qui est ce Benjamin ? - C'est un coquin, un homme de la révolution. - Allons mon lieutenant, courons vite l'assommer. C'est donc un de ces gens qui disent que tout allait mal du temps de mon grand-père ? - Oui. - Oh le mauvais homme ! et je gage qu'il dit que tout va mieux maintenant ? - Oui. - Oh le scélérat ! Dites-moi, mon Lieutenant, on va donc rétablir tout ce qui était jadis ? - Assurément, mon cher. - Et ce Benjamin ne veut pas ? - Non, le coquin ne veut pas. - Et il veut qu'on maintienne ce qui est à présent ? - Justement. - Quel maraud ! Dites-moi, mon lieutenant, ce bon temps-là, c'était le temps des coups de bâton, de la schlague pour les soldats ? - Que sais-je, moi ? - C'était le temps des coups de plat de sabre ? - Que veux-tu que je te dise ? ma foi, je n'y étais pas. - Je n'y étais pas non plus ; mais j'en ai ouï parler ; et, s'il vous plaît, il dit, ce monsieur Benjamin, que tout cela n'était pas bien ? - Oui. C'est un drôle qui n'aime que sa révolution ; il blâme généralement tout ce qui se faisait alors. - Alors, mon lieutenant, nous autres sergents, pouvions-nous devenir officiers ? - Non certes, dans ce temps-là. - Mais la révolution changea cela, je crois, nous fit des officiers, ôta les coups de bâton ? - Peut-être ; mais qu'importe ? - Et ce Benjamin-là, dites-vous, mon lieutenant, approuve la révolution, ne veut pas qu'on remette les choses comme elles étaient ? - Que de discours ; marchons. - Allez, mon lieutenant ; allez, en m'attendant. Ah ! coquin, je te devine ; tu penses comme Benjamin ; tu aimes la révolution. - Je hais les coups de bâton. - Tu as tort, mon ami ; tu ne sais pas ce que c'est. Ils ne déshonorent point quand on les reçoit d'un chef ou bien d'un camarade. Que moi, ton lieutenant, je te donne la bastonnade, tu la donnes aux soldats en qualité de sergent ; aucun de nous, je t'assure, ne serait déshonoré. - Fort bien. Mais, mon lieutenant, qui vous la donnerait ? - A moi ? personne, j'espère. Je suis gentilhomme. - Je suis homme. - Tu es un sot mon cher. C'était comme cela jadis. Tout allait bien. L'ancien régime valait mieux que la révolution. - Pour vous, mon lieutenant. - Puis c'est la discipline des puissances étrangères : Anglais, Suisses, Allemands, Russes, Prussiens, Polonais, tous bâtonnent le soldat. Ce sont nos bons amis, nos fidèles alliés ; il faut faire comme eux. Les cabinets se fâcheront, si nous voulons toujours vivre et nous gouverner à notre fantaisie. Martin bâton commande les troupes de la Sainte-Alliance. - Ma foi, mon lieutenant, je n'ai pas grande envie de servir sous ce général ; et puis, je vous l'avoue, j'aime l'avancement. Je voudrais devenir, s'il y avait moyen, maréchal. - Oui, j'entends, maréchal des logis dans la cavalerie. - Non, ce n'est pas cela. - Quoi ! maréchal ferrant ? - Non. - Propos séditieux. Tu te gâtes, Francisque. Qui diable te met donc ces idées dans la tête ? tu ne sais ce que tu dis. Tu rêves, mon ami, ou bien tu n'entends pas la distinction des classes. Moi, noble, ton lieutenant, je suis de la haute classe. Toi, fils de mon fermier tu es de la basse classe. Comprends-tu maintenant ? Or, il faut que chacun demeure dans sa classe ; autrement ce serait un désordre, une cohue ; ce serait la révolution. - Pardon, mon lieutenant ; répondez-moi, je vous prie. Vous voulez, j'imagine, devenir capitaine ? - Oui. - Colonel ensuite ? - Assurément. - Et puis général ? - A mon tour. - Puis maréchal de France ? - Pourquoi non ? Je peux bien l'espérer comme un autre. - Et moi, je reste sergent ? - Quoi ! ce n'est pas assez pour un homme de ta sorte, né rustre, fils d'un rustre ? Souviens-toi donc, mon cher, que ton père est paysan. Tu voudrais me commander peut-être ? - Mon lieutenant, le maréchal duc de… qui nous passe en revue, est fils d'un paysan ? - On le dit. Il vous commande. - Eh ! vraiment c'est le mal. Voilà le désordre qu'a produit la révolution. Mais on y remédiera, et bientôt, j'en suis sûr, mon oncle me l'a dit ; on arrangera cela en dépit de Benjamin, qui sera pendu le premier, si nous ne l'assommons tout à l'heure. Viens, Francisque, mon ami, mon frère de lait, mon camarade ; viens, sabrons tous ces vilains avec leur Benjamin. Il n'y a point de danger ; tu sais bien qu'à Paris ils se sont laissé faire. - Allez, mon lieutenant, mon camarade ; allez devant et m'attendez. - Francisque, écoute-moi. Si tu te conduis bien, que tu sabres ces vilains quand je te le commanderai, si je suis content de toi ! j'écrirai à mon père qu'il te fasse laquais, garde-chasse ou portier. - Allez, mon lieutenant. - Oh ! le mauvais sujet ! Va, tu en mangeras, de la prison ; je te le promets.

D'autres content autrement. L'arrivée de Benjamin, annoncée à Saumur, fit plaisir aux jeunes gens, qui voulurent le fêter, non que Benjamin soit jeune ; mais ils disent que ses idées sont de ce siècle-ci, et leur conviennent fort. La jeunesse ne vaut rien nulle part, comme vous savez ; à Saumur, elle est pire qu'ailleurs. Ils sortent au-devant du député de gauche, et vont à sa rencontre avec musique, violons, flûtes, fifres, haut-bois, Les gentilhommes de la garnison, qui ne veulent entendre parler ni du siècle ni de ses idées, trouvèrent celle-là très mauvaise ; et, résolus de troubler la fête, attaquent les donneurs d'aubade, croyant ne courir aucun risque. Mais, en ce pays-là, la garde nationale ne laisse point sabrer les jeunes gens dans les rues ; aussi n'est-elle pas commandée par un duc. La garde nationale armée fit tourner la tête aux nobles assaillants, qui bientôt, mal menés, quittent le champ de bataille en y laissant des leurs. Tel est le second récit.

A Nogent-le-Rotrou, il ne faut point danser, ni regarder danser, de peur d'aller en prison. La, les droits réunis s'en viennent au milieu d'une fête de village exercer (c'est le mot, nous appelons cela vexer) ; on chasse mes coquins. Gendarmes aussitôt arrivent ; en prison le bal et les violons, danseurs et spectateurs, en prison tout le monde. Un maire verbalise ; un procureur du roi [c'est comme qui dirait un loup quelque peu clerc] voit là-dedans des complots, des machinations, des ramifications. Que ne voit pas le zèle d'un procureur du roi ! Il traduit devant la cour d'assises vingt pauvres gens qui ne savaient pas que le roi eut un procureur. Les uns sont artisans, les autres laboureurs, quelques-uns parents du maire, tous perdus sans ressource. Qui sèmera leur champ ? Qui fera leurs travaux, pendant six mois de prison ou plus ? Qui prendra soin de leurs familles ? Et sortis, s'ils en sortent, que deviendront-ils après ? mendiants ou voleurs par force ; nouvelle matière pour le zèle de M. le Procureur du roi.

Ici, scène moins grave ; il s'agit de préséance. A l'église, c'était grande cérémonie : office pontifical, cierges allumés, faux-bourdon, procession, cloches en branle ; le concours des fidèles, et cet ordre pompeux, faisaient plaisir à voir. Au beau milieu du chœur, deux champions couverts d'or se gourment s'apostrophent. - Ote-toi. - Non, c'est ma place. - C'est la mienne. - Tu mens. Coups de pied, coups de poing. Tu n'es pas royaliste. - Je le suis plus que toi. - Non, mais moi plus que toi ; je te le prouverai, je te le ferai voir. Votre mère sainte Eglise, affligée du scandale, y voulut mettre fin ; le ministre du Très-Haut arrive crossé, mitré. Ah ! monsieur le général ! ah ! monsieur le commandant de la garde nationale' ! Mon cher comte ! mon cher Chevalier ! Laissez-là cette chaise, monsieur le général ; rengainez votre épée, monsieur le commandant.

Par malheur, le payeur ne se trouvait pas là, car il eut apaisé la noise tout d'abord, en faisant savoir à ces messieurs ce que chacun d'eux touche par mois du gouvernement ; on eût pu calculer, en francs, de combien l'un était plus royaliste que l'autre, et régler les rangs sans dispute. La charge de payeur devrait toujours s'unir à celle de maître des cérémonies. Je l'ai dit à Perceval, un de nos députés ; il en fera la proposition dès qu'il sera conseiller d'Etat.

Mais dites-moi, je vous prie, vous qui avez couru, sauriez-vous un pays où il n'y eût ni gendarmes, ni rats de cave, ni maire, ni procureur du roi, ni zèle, ni appointements (je voulais dire dévouement ; qu'importe, c'est tout un), ni généraux, ni commandants, ni nobles, ni vilains qui pensent noblement ? Si vous savez un tel pays sur la mappemonde, montrez-le moi, et me procurez un passeport.

Voilà Perceval en bon chemin. Secrétaire de la guerre ! cela s'appelle tirer son épingle du jeu. C'est un habile garçon ; il n'en demeurera pas là : tant vaut l'homme, tant vaut la députation. Les sots n'attrapent rien ; quelques-uns y mettent du leur. Il n'ose, dit-on, revenir ici, de peur de la sérénade. Quelle faiblesse ! je me moquerais et de la sérénade et de mes commettants. Bellart n'en est pas mort à Brest. Un autre de nos députés, M. Gouin Moisan, est ici un peu fâché, à ce qu'on dit, de n'avoir pu encore rien tirer des ministres, ni pour lui, ni pour sa famille. Ce M. Gouin Moisan est un honnête marchand que la noblesse méprise, et qui vote avec elle sans qu'elle le méprisé moins, comme vous pensez bien. Pour les services par lui rendu au parti gentilhomme, il voudrait qu'on le fit noble ; il se contenterait du titre de baron. La noblesse française n'a point de baron Gouin, et s'en passe volontiers ; mais Gouin ne se passe pas de noblesse. Depuis trois ans entiers, il se lève, il s'assied avec le côté droit, dans l'espérance d'un parchemin. Quand on peut à ce prix rendre les gens heureux, il faut avoir le cœur bien ministériel pour les laisser languir. Le service des nobles est dur et profite peu ; on leur sacrifie tout ; on renie ses amis, ses œuvres, ses paroles ; on abjure le vrai ; toujours dire et se dédire, parler contre son sens ; combattre l'évidence, et mentir sans tromper ; je ne m'étonne pas que de Serre en soit malade. Renoncer à toute espèce de bonne foi, d'approbation de soi-même et d'autrui ; affronter le haro, l'indignation publique ! pour qui ? pour des ingrats qui vous payent d'un cordon et disent : Le sieur Lainé, le nommé de Villèle, un certain Donnadieu. Eh ! bonjour, mon ami ; votre père fait-il toujours de bons souliers ? Ça, vous dînerez chez moi, quand je n'aurai personne. Voilà la récompense. Va, pour telles gens, va trahir ton mandat, et livre à l'étranger ta patrie et tes dieux. Ainsi parle un vilain dégoûté de bien penser ; mais la moindre faveur d'un coup d'œil caressant le rengage comme Sosie, et fait taire la conscience, la patrie et le mandat.

Nous en allons faire de nouveaux, je dis des députés ; Dieu sait quels, blancs ou noirs, mais bonnes gens, à coup sûr. En attendant ce jour, on rit de la querelle de Paul et du préfet : c'est affaire d'élections. Paul veut être électeur : le préfet ne veut pas qu'il le soit, et lui fait la plus plaisante chicane… Paul n'a pas de domicile, dit le préfet, attendu qu'il a été soldat ; il a femme et enfant dans ce département, cultive son héritage, habite la maison de son père et de son grand-père, paye treize cents francs d'impôts : tout cela n'y fait rien. Il a été soldat pendant seize ans, rebelle aux puissances étrangères, aux cabinets de l'Europe ; il a quitté le pays. Que ne restait-il chez lui ? ou, s'il eut émigré… C'est un mauvais sujet, un vagabond, indigne d'être même électeur. Cette bouffonnerie réjouit toute la ville, et le département, et le bonhomme Paul qui, labourant son champ, se moque des cabinets. Adieu, portez-vous bien ; que tout ceci soit entre nous.

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