Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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prec Introduction à l'Éloge de Buffon Éloge de Buffon Introduction à l'Éloge d'Hélène Suiv

. . . . . . ώ στόμα πάντων
Δεξɩòν ϕυσɩϰω̃ν
Éΰ νύ ϰαì ϰ́μεὶς ΐδµεν óτοι σθένος.

Citoyens,

Georges Louis Leclerc Georges Louis Leclerc, comte de Buffon
1707-1788
 
Je crains qu'à la tête d'un écrit tel que celui-ci le nom d'un soldat ne vous surprenne et ne vous paraisse déplacé : car vous pourriez ne pas approuver qu'au moment où une guerre nouvelle rend à l'armée dont je fais partie toute son activité, je m'applique encore à des études qui supposent ordinairement beaucoup de loisir, qui exigent toujours quelque méditation ; et blâmer en moi, appelé par mon devoir à d'autres travaux, d'ailleurs inconnu, peu fait pour donner ou pour concevoir quelques espérances de succès , des essais que vous encouragez dans ces jeunes littérateurs que le public distingue parmi vos disciples, et dont il attend la conservation du flambeau des arts que vous leur transmettez. Peut-être même penserez-vous qu'un homme destiné par état à servir son pays, non de la plume, mais de l'épée, non dans les conseils, mais sur le champ de bataille, non par la persuasion, mais par la force, n'a de talents à cultiver que ceux qui assurent à nos armes une supériorité redoutable aux autres nations, et que, pour toute science, en un mot, l'homme de guerre doit savoir obéir, combattre et mourir.
Vous m'interdiriez donc vous-même l'art où je me flattais que mes premiers pas obtiendraient de vous un regard favorable. Loin de m'accueillir et de me rassurer en souriant à mon embarras, dans cette carrière où vous donnez et des leçons comme maîtres, et des palmes comme juges, à peine me pardonneriez-vous d'avoir osé m'y présenter, et ce que je croyais un titre de plus à votre indulgence m'attirerait votre censure. Quelque rigoureuse qu'elle puisse être, je m'y soumets sans murmurer; mais de grâce écoutez : ne me condamnez pas sans m'en tendre, et souffrez que j'essaie au moins de détourner un arrêt dont je redoute la sévérité.
Dès l'âge où j'ai commencé à faire quelque usage de mon intelligence, j'ai eu le désir de m'instruire, et la passion de l'étude. Je puis attester tous les chefs aux ordres desquels j'ai servi, tous les soldats que j'ai commandés, tous ceux que j'ai dû ou suivre, ou accompagner, ou guider dans les fatigues de la guerre, que jamais ces douces occupations n'ont retardé d'un instant mon obéissance, ni distrait mon attention des moindres ordres que j'ai eus à recevoir ou à donner.
Mais sans insister davantage sur ma conduite particulière, vous ne pensez sûrement pas que les arts, la littérature, que la philosophie, en un mot, contrarie les obligations que la société nous impose, et rende ceux qui la cultivent moins propres ou moins prompts à servir la patrie, puisque la science qu'elle enseigne avant toutes les autres est celle des devoirs. Seulement vous pourriez croire que des goûts de ce genre ne conviennent qu'à ceux auxquels leur état, leurs fonctions, publiques ou particulières, laissent le temps de s'y livrer. Et quelle profession est accompagnée de plus de loisir que celle des armes? Toutes occupent sans relâche ceux qui les exercent. Le public dispute à l'homme de loi chaque heure de sa vie. Les spéculations du commerce ne laissent au marchand ni plaisirs sans soins, ni sommeil paisible, et le laboureur n'interrompt jamais le cercle de ses travaux. Le soldat ne combat pas toujours; son action étant plus violente est plus souvent suspendue. Son repos d'ailleurs le livre à lui-même exempt de mille soins que les autres hommes ne déposent jamais, et le plus laborieux de tous les états devient alors le plus oisif. Croit-on que dans les intervalles d'une liberté si précieuse, où le militaire ordonne à son gré ses occupations, l'étude soit plus dangereuse et nuise plus à ses devoirs que les plaisirs qu'on lui permet partout où il peut s'y livrer? Oh! combien j'en pourrais nommer qui, méconnus de tous ceux dont les mœurs sont trop différentes, doivent à un pareil emploi de leur temps et de leur retraite une exactitude dans le service, une constance dans les travaux, une stabilité d'âme que la nature seule ne donne point, la confiance de leurs chefs, l'amour de leurs camarades, et l'estime des uns et des autres ! Le silence accompagne leurs études, et la source de leur sagesse échappe aisément à des yeux moins attentifs; car ils aiment de la science non le faste mais l'utile ; et plus contents d'être instruits que de le paraître, les uns apprennent dans l'histoire à juger les hommes et les événements, les autres s'élèvent, dans le calcul et les abstractions de la haute géométrie, aux plus sublimes efforts de l'esprit humain. D'autres encore (car tant de routes mènent à la sagesse) prennent pour objet de leurs méditations les ouvrages de la nature, et conçoivent pour cette étude un goût ou plutôt une passion qui ne s'éteint plus dans l'âme où elle est une fois allumée par l'éloquence de Buffon. Ce nom me remet devant les yeux toute l'inconséquence de mon entreprise. J'appréhende maintenant que si vous consentez à jeter un coup d'œil sur ces ébauches d'une main qui ne peut être exercée, vous ne me trouviez inexcusable d'avoir pris, parmi les sujets que vous proposiez au concours, le moins proportionné à mes forces. Mais quoi ! j'ai songé à louer ce qui m'a paru le plus louable. Je m'impose silence sur le reste. Car vous parler de ma faiblesse, ce serait supposer que vous pouvez ou ne pas l'apercevoir, ou ne pas m'en tenir compte.
Les ouvrages de Newton, lorsqu'ils parurent, ne furent accueillis dans l'Europe qu'avec une espèce de défiance; car, soit qu'il ait dédaigné de se rendre intelligible aux esprits moins élevés que le sien, ou soit que, oubliant trop sa propre supériorité, il crût s'être assez expliqué quand il s'entendait lui-même, personne d'abord ne le comprit, et quelques-uns à peine le devinèrent parmi ses compatriotes. Mais ses découvertes livrées aux disputes des savants, et chaque jour éclaircies par les objections même de ceux qui les combattaient, opérèrent bientôt dans les sciences une grande révolution, que l'Angleterre et l'Allemagne avaient déjà reconnue, quand la France balançait encore à s'y soumettre, et rougissait de recevoir des leçons de sa rivale. Les sciences exactes ou mixtes souffrent peu ces discussions. La rigueur de leur méthode et la clarté des principes sur lesquels elles sont fondées semblent rendre nécessaire que toute proposition soit admise sans difficulté, ou rejetée sans réclamation ; mais cette espèce d'obscurité que Newton avait répandue ou laissée dans ses écrits ( indiquant rapidement ses preuves, ou dédaignant même d'en donner) révoltait ceux qui tenaient le plus aux anciennes lois, et, autorisant les doutes, servait du moins de prétexte aux contradictions qu'éprouvèrent d'abord ses nouvelles idées. Peu de gens voulurent entendre un auteur qui paraissait ne vouloir pas être entendu. Cette obstination ne pouvait être longue. On passa bientôt d'un extrême à l'autre. La plupart de ces théories, que Newton avait données sans démonstration, ayant acquis dans d'autres mains l'évidence qui leur manquait, ce qui ne fut pas prouvé devint probable, et dès lors l'admiration subjuguant tous les esprits, son nom seul tint lieu d'une démonstration; tout sembla prouvé par ce mot : il l'a dit.
Ce fut, si je ne me trompe, dans ces circonstances, quand cette sorte d'éloignement que Newton nous avait d'abord inspiré se convertissait en enthousiasme, que Buffon traduisit le Traité des Fluxions. A ce sujet, je ne puis m'empêcher de hasarder ici une réflexion que j'ai souvent faite en lisant ses autres ouvrages, et qui, selon l'idée que j'en ai conservée, ne me paraît pas aujourd'hui dépourvue de toute vraisemblance. Dans ces études un peu sévère, par lesquelles, sans doute, la première fougue d'un génie ardent devait être domptée, ne se peut-il pas que la forme sous laquelle on présentait alors les nouveaux calculs, offrant à son esprit ces idées d'infinis et d'infinis de tous les ordres, ait séduit facilement cette imagination à laquelle, depuis, un monde à décrire suffisait à peine, et qui, déjà calmée par l'âge, corrigée par l'observation, franchissait encore trop souvent les bornes du vrai et même du possible? Si d'autres raisons plus solides contribuèrent, comme on doit le croire, à fixer son attention sur cette partie des mathématiques, il est permis de soupçonner que ces images trompeuses, mais grandes et nouvelles, flattant sa pensée, décidèrent son choix, surtout quand on voit un autre homme qui, dans ce même siècle, fit admirer l'éclat et les grâces de son esprit, séduit, abusé par ces illusions, consacrer à cette matière un travail perdu, et errer péniblement dans la métaphysique infinitésimale, sans pouvoir s'astreindre lui-même à l'exactitude de ces sciences, ni leur prêter les agréments de son imagination. Mais Fontenelle voulut faire un livre, Buffon faire connaître celui de Newton. Le genre de gloire auquel il semblait destiné n'étant pas d'enrichir les sciences par des découvertes, mais de les rendre aimables par son éloquence, je regrette de ne pouvoir ici parler avec quelque détail des ouvrages de sa jeunesse, et faire voir par quels travaux il amassa tant de trésors dont aujourd'hui la profusion nous éblouit dans ses écrits. Non que je croie son éloge incomplet sans ces détails qui peut-être suffiraient pour illustrer tout autre nom, et qu'on remarque à peine dans la vie de Buffon; mais inutiles à sa gloire, ils ne le sont pas à l'instruction générale : et si ce n'est qu'en suivant l'exemple des hommes célèbres qu'on peut espérer de les atteindre, ou même de les surpasser (ambition nécessaire pour arriver au grand), il n'est pas douteux non plus que le seul flambeau qui puisse éclairer et soutenir une émulation si noble, ne soit l'observation attentive de la marche et des progrès par lesquels ils se sont élevés à cette hauteur qui les sépare du genre humain. Heureux ceux qui pourront ainsi suivre et méditer tous les pas de Buffon, et qui, trouvant dans ses essais de grandes leçons pour eux-mêmes, nous montreront comment sa plume apprit à peindre la nature d'un style égal à son sujet. Pour moi, ces utiles recherches me sont interdites. Séparé de tous les monuments de la littérature et du petit nombre d'hommes qui, ayant vécu avec ces héros de l'âge passé, en gardent encore quelque souvenir, dans ce que j'ai à dire de Buffon, je ne puis consulter que ma mémoire, pleine de ses chefs-d'œuvre, mais muette sur sa vie. L'aurore de sa gloire m'est à peine connue; et tel est enfin le désavantage de ma position, qu'ayant à célébrer un homme dont le nom n'est déjà que trop grand pour une voix telle que la mienne, je me trouve encore réduit à ne pouvoir louer en lui que ce qui est précisément au-dessus de tout éloge. Il faut cependant vous parler de son immortel ouvrage. Plus j'avance dans mon sujet, plus je sens que mon cœur se trouble. On ne puise pas sans pâlir à des sources si profondes. Je fais de vains efforts pour me rassurer; et malgré la loi que je m'étais imposée, près de commencer un travail dont la pensée m'épouvante, je ne puis m'empêcher de vous faire encore souvenir de ma faiblesse et d'implorer votre indulgence.
Si je m'attachais à dépeindre ce magnifique monument sous les divers aspects qu'il peut présenter, et à faire admirer la supériorité du génie qui l'éleva dans chaque genre où il a dû exceller, pour y réussir, ce discours non seulement excéderait les justes bornes que vous lui prescrivez, mais aurait lui-même l'étendue d'un ouvrage considérable; car il n'est point de connaissance dont l'esprit humain soit capable, point de science, d'art, de métier même, ni de profession consacrée aux besoins ou aux agréments de la vie, qui n'ait, avec cette vaste science que l'on nomme Histoire Naturelle, ou une liaison intime, ou quelque rapport sensible, et dont par conséquent l'étude, plus ou moins approfondie, ne soit indispensable à quiconque prétend en donner un système complet. Or, sur chacune de ces parties, un examen détaillé du livre de Buffon ferait voir partout dans son auteur l'homme de génie ou l'homme de goût, ou plutôt on découvrirait, par cette sorte d'analyse, dans Buffon seul plusieurs grands hommes. Mais quand même il me serait permis de m’aider, dans un essai simple et borné comme celui-ci, de semblables divisions, ou d'autres moins multipliées, j'ose dire que je les éviterais. Car outre que tant de connaissances si étendues et si variées, dont la réunion presque inconcevable était cependant nécessaire pour expliquer et décrire la nature entière, se trouvent partout dans cet ouvrage tellement liées les unes aux autres qu'à peine la pensée peut les séparer, en les distinguant de la sorte on ferait mal sentir toute l'admiration que Buffon doit inspirer, leur assemblage même étant la marque et l'effet le plus admirable de la sublimité de son intelligence ; mais d'ailleurs son propre exemple nous instruit à le contempler. C'est de lui qu'il faut apprendre à mesurer les objets aussi grands que son génie. Fuyons donc, en le louant, les méthodes qu'il a méprisées. Essayons de le voir lui-même comme il a vu la nature, non dans l'espoir de le peindre avec ses propres couleurs, mais comme impossible à saisir de toute autre manière ; et, sans vouloir décomposer tous les rayons de sa gloire, sans chercher à séparer l'écrivain du naturaliste, l'orateur, ou si l'on veut, le poète du philosophe observateur, tâchons de jeter sur son ouvrage un coup d'œil qui donne l'idée, non de chaque partie, mais du tout. Examinons en général quel dut être le but de l'auteur, et jusqu'où il l'a rempli; ce qu'il voulut faire, et ce qu'il a fait.
Isaac Newton Isaac Newton
1643-1727
 
Si son dessein n'eût été que de nous donner un livre où toutes les productions connues de la nature se trouvassent dépeintes, la grandeur de cette entreprise étonnerait seule l'imagination, et ferait admirer l'audace d'un esprit capable de pareilles pensées; car dans chaque classe des objets que l'histoire naturelle considère, un petit nombre d'espèces a suffi quelquefois pour occuper toute leur vie des observateurs laborieux. Plusieurs savants même ont acquis une juste célébrité en bornant leurs méditations à une seule branche d'une de ces sciences que celle-ci comprend toutes ; et rarement s'est-il trouvé un homme dont les regards aient pu embrasser toutes les parties de l'étude à laquelle il s'était livré. C'était donc une hardiesse vraiment digne d'admiration que d'envisager à la fois la multitude des êtres dont l'univers se compose, et d'oser, en observant leurs variétés infinies, former le projet de les connaître et de les décrire tous. Buffon voulut faire bien plus. La force du corps dans l'homme se mesure par ce qu'il exécute ; celle de l'âme par ce qu'elle entreprend. Pour se former une idée de l'immensité du travail dans lequel Buffon s'engageait, il suffit d'abord de considérer que les premiers objets sur lesquels tomba l'attention des hommes (sitôt que l'établissement des sociétés et des lois, leur assurant les moyens d'une existence facile, leur permit d'autres pensées que celles qui ont rapport aux besoins de la vie) durent être nécessairement les ouvrages de la nature dont la pompe les environnait, et s'offrait à leurs regards de quelque côté qu'ils tournassent la vue. Ceux que la pente de leur esprit portait à la contemplation ayant remarqué aisément les principaux phénomènes de l'harmonie universelle et les propriétés les plus apparentes de la matière organisée, ce premier coup d'œil jeté, sans réflexion, sur les tableaux de la nature, par la surprise qu'il excita, inspira promptement la curiosité d'en voir le fond et les détails, et dès lors on observa, on voyagea, on écrivit ; mais les voyageurs et les écrivains ne purent être tous des hommes éclairés. Si quelquefois un sage parcourut le monde afin de le connaître, combien de gens peu instruits, crédules, superstitieux, menteurs, que le hasard, le besoin, la cupidité conduisit loin de leur patrie, rapportèrent des plages inconnues mille fables pour un fait, et dont les narrations sans foi ni exactitudes furent recueillies sans discernement ! Ainsi, à mesure que les remarques utiles se multipliaient , confondues, ensevelies dans la masse des compilations et des relations qui se multipliaient bien plus, la difficulté de les rassembler augmentait sans cesse avec le dégoût qu'accompagne toujours ce genre de travail; car, comme on s'était aperçu que dans ces écrits, quel qu'en fût le style, la curiosité naturelle aux hommes pour tout ce qui traite d'objets éloignés tenait souvent lieu de cet intérêt que l'art seul peut répandre dans d'autres ouvrages, on ne tarda pas à se persuader que pour être observateur, naturaliste, auteur, et se faire lire, il ne s’agissait désormais que de courir et d'écrire. Nul ne s'écarta tant soit peu du lieu de sa naissance, qui ne se crût en droit de publier au moins des lettres à un ami ; et ceux mêmes qui entreprirent des courses plus importantes abusèrent de la soumission du public , avide de s'instruire, pour faire essuyer aux lecteurs le détail des moindres événements de leur marche, de leur vie, de leurs discours, et quelquefois de leurs amours ; surcroît de labeur pour le savant, qui, lisant bien moins pour lui que pour les autres, et craignant de perdre quelque circonstance digne d'être notée, se vit condamné à suivre, sans distraction, le récit accablant de tant d'inutilités.
Les connaissances acquises sur l'histoire naturelle se trouvaient donc répandues, lorsque Buffon prit la plume, dans une foule de livres, ou pour mieux dire dans tous les livres, puisqu'il n'en est presque aucun qui ne doive quelque tribut à cette science, et celui de la nature devenait inintelligible à force de commentaires. Tant d'écrits informes que les savants eux-mêmes feuilletaient à peine durent être non seulement lus mais étudiés par Buffon, et il lui fallut savoir tout ce que les hommes avaient pensé jusqu'à lui, pour marquer, sur un même plan, toutes les vérités et toutes les erreurs. Mais il n'était pas de ces auteurs dont le mérite, borné à rendre un compte fidèle des idées ou des découvertes de leurs prédécesseurs, obtient plutôt la reconnaissance que l'admiration du public. Un génie tel que le sien se serait-il asservi à rassembler péniblement tout ce que les autres avaient su, si ce n'eût été pour y joindre tout ce qu'ils avaient ignoré ? c'est à cet égard qu'on peut dire que son ambition fut sans bornes. Il voulut connaître tout ce que la terre enveloppe dans son sein, scruter les abîmes de la mer, et porter sa vue où jamais ne va la lumière. Il voulut décrire tout ce que la surface du globe offre dans l'année aux regards du soleil, et, son œil perçant les espaces du ciel, participer aux conseils de l'intelligence suprême. Mais que dis-je ? il ne se fût pas contenté de dévoiler aux hommes les secrets de a terre, les beautés de la nature, l'ordre de l'univers; il aspirait même à nous enseigner comment ces merveilles ont été produites, comment elles doivent périr un jour, depuis quand elles sont créées, ce qu'elles ont à durer encore, en un mot tout ce que l'immensité de l'espace et des temps dérobe même à nos conjectures. Son ouvrage achevé eût été l'histoire du monde et le plan de la création, et il ne tint pas à lui que la curiosité humaine, si vague dans ses désirs, ne fût une fois satisfaite.
Mais si cette entreprise était, comme on ne saurait en douter, la plus grande dont Buffon même pût concevoir l'idée, d'un autre côté les moyens qu'il eut pour l'exécuter furent tels que toute la suite des temps dont l'histoire conserve quelque souvenir n'offre aucune époque aussi favorable au succès d'un pareil projet, et que jamais homme travaillant à étendre l'empire des connaissances humaines ne put y employer des ressources aussi vastes et aussi multipliées. Le monde alors était paisible, et cette tranquillité permettait aux observateurs, quelque séparés qu'ils fussent, de s'unir dans leurs travaux ; ou les guerres qui survenaient, peu importantes en elles-mêmes et n'intéressant que les rois, n'empêchaient pas les nations de favoriser, d'un commun accord, les recherches utiles et savantes qui intéressaient le genre humain. Le commerce des lumières était toujours libre, et protégé même quelque fois par les ennemis de tout commerce et de toute relation entre les états. Ne vit-on pas sur un vaisseau dépouillé par les corsaires des caisses adressées à Buffon demeurer intactes, et, dans le désordre du pillage, le sceau de la philosophie sacré pour ceux mêmes qui faisaient profession de ne rien respecter ? L'oppression universelle ne laissait nulle part aux hommes d'autre usage de leur intelligence que l'étude des arts et des sciences, d'autre objet de curiosité que leurs productions et leurs découvertes, d'autre espoir de distinction que celle qu'on ne peut ravir aux talents acquis par de longs travaux. Que dis-je? la tyrannie elle-même, aussi aveugle qu'inquiète, pensait dérober aux peuples sa faiblesse et son injustice, en détournant leurs regards vers un autre but, vers cette philosophie qui devait la renverser; et les sciences tiraient ce profit de la servitude commune, qu'aucune division entre les nations unies sous la même chaîne ne s'opposait à leurs progrès.
A ces avantages, que Buffon dut au temps où il écrivait, s'en joignirent d'autres bien plus grands, qui lui furent particuliers; car cette heureuse facilité qu'avaient les savants de mettre en commun leurs observations et leurs découvertes, pouvait devenir inutile à la perfection de son ouvrage, si les prétentions, la jalousie, les, haines trop fréquentes entre eux se fussent opposées à la réunion de leurs lumières. Mais Buffon sut détourner l'influence de ces passions, funeste en tout genre au succès des grandes entreprises. L'ascendant de son génie lui soumit tous les esprits et amena, pour ainsi dire, sous sa direction tous ceux qui avaient cultivé quelque partie des connaissances relatives à son objet. Son nom seul en imposait aux factieux de la littérature; ceux qui, comme philosophes, refusaient quelquefois de l'avouer pour leur maître, séduits, attirés par son éloquence, bientôt apportaient d'eux-mêmes tout ce qu'ils pouvaient lui fournir ; et les matériaux lui venant de tous côtés, il semblait ainsi n'employer que sa voix à la construction de ce vaste édifice.
En effet, dans toute l'Europe, on peut même dire dans le monde entier, tout ce qu'il y avait de savants et d'hommes instruits, de voyageurs allant au loin interroger la nature, et d'observateurs bornés à leur horizon ; de leur côté , tous les gens en place, les ministres, les rois même, tous ceux, en un mot, que le savoir ou le pouvoir mettaient en état de seconder un pareil travail, dévouèrent à Buffon, les uns leurs talents, les autres leur autorité. Par-là, sans sortir de son cabinet, il eut le moyen de rassembler plus d'observations et de lumières que les plus longs voyages n'auraient pu lui en fournir. Toutes les parties du globe accessibles à l'industrie ou à la curiosité des Européens devinrent comme présentes à ses yeux. Tout ce qu'il voulut connaître fut décrit ou peint pour lui, par les mains les plus habiles ; tout ce qu'il voulut voir fut transporté à travers les monts et les mers. Un fait qui paraissait nouveau, une remarque intéressante, une découverte, en quelque lieu de la terre que le hasard ou les recherches l'amenassent au jour, était recueillie sur-le-champ, et communiquée à Buffon par une foule d'hommes jaloux de mériter qu'il les distinguât, et qu'un trait de sa plume recommandât leurs noms à l'éternité. Car on ne douta jamais que l'immortalité ne fût réservée à tout ce qu'il écrivait. Et se pouvait-il, en effet, qu'en voyant naître sous sa main des tableaux si accomplis on ne reconnût dès lors qu'ils devaient durer et être admirés tant que les hommes seraient sensibles aux charmes de l'éloquence et aux beautés de la nature ? Les chefs-d'œuvre d'un autre genre ont leur cours et leur destinée. A quelque degré de perfection que la poésie puisse atteindre, ses chants ont besoin d'être renouvelés ; ce qui dans un siècle émeut les rochers, dans l'autre est à peine entendu des hommes. L'histoire vieillit encore plus vite : chaque jour, des faits nouveaux effacent ceux de la veille. En un mot, on doit s'attendre à voir peu à peu s'obscurcir et tomber enfin dans l'oubli toute composition dont le mérite ou l'intelligence tiennent à des choses que le temps altère ou détruit. Mais pour que les écrits de Buffon" subissent un pareil sort, pour que le prix de ses peintures fut quelque jour méconnu, il faudrait que la nature changeât, que le lion perdît sa fierté ou son caractère ; le chien, son entendement et sa fidélité; l'aigle, l'empire de l'air, et l'Arabe son indépendance, ou que l'homme oubliât la nature; car tant que les yeux y seront attentifs, la grandeur et la variété du spectacle qu'elle présente rappelleront sans cesse le seul génie dont la vue ait su en saisir l'ensemble, et l'art en rendre les détails.
L'oiseau de Paradis L'oiseau de Paradis, Le Manucode,
Le magnifique de la Nouvelle-Guinée ou le Manucode à bouquets,
Le Manucode noir de la Nouvelle-Guinée dit le Superbe,
Le Sifflet ou Manucode à six filets
 
Je n'ignore pas néanmoins ce qu'ont pensé sur cela, et ce que disent encore des hommes éclairés; qu'il ne peut y avoir de vraiment estimable dans un livre de sciences que ce qui est utile aux savants; que cette utilité consiste à découvrir des vérités nouvelles, ou du moins à offrir, dans un ordre nouveau et qui en facilite l'étude, les vérités déjà connues; que le style didactique, c'est-à-dire le style propre et particulier aux sciences, est par sa nature le plus simple et le plus humble de tous, n'ayant jamais d'autre but que d'offrir à l'esprit un sens clair, ni de mérite plus grand que de n'être point remarqué; que, sur de pareilles matières, toute emphase dans les expressions fatigue, sans l'éblouir, un lecteur qui cherche le vrai, et, donnant aux gens moins instruits des idées fausses et confuses, nuit par-là aux progrès des sciences ; que, loin qu'elles puissent tirer de la parure oratoire et de ce luxe de langage aucune utilité réelle, la plupart d'entre elles doivent leur existence à l'invention de quelques signes que suppléent des phrases entières, et ne se sont perfectionnées qu'à mesure qu'elles ont appris à se passer des mots ; que l'éloquence, ennemie de l'exactitude, née pour émouvoir ou séduire, accoutumée à la marche impétueuse des passions, et dans ses moments les plus calmes, moins occupée de la vérité que de la vraisemblance, est étrangère à tout ouvrage où il ne s'agit pas de persuader mais de convaincre; que la philosophie enseigne et ne harangue pas.
Mais quoi ? s'est-elle interdit tout ce qui peut donner quelque agrément à ses leçons, et les rendre, par l'attrait d'un langage poli, non plus utiles mais plus aimables? Puisque en s'adressant aux hommes il faut qu'elle emploie les mots et les expressions en usage parmi les hommes, pourquoi ne choisirait-elle pas les plus propres à captiver et leur bienveillance et leur attention ? La vérité, dites-vous, ne veut aucun ornement ; tout ce qui la pare, la cache. Peignez-la donc nue, mais belle; qu'elle frappe et plaise en même temps. Est-ce tout de la faire connaître, si on ne la fait aimer? Ces sciences même qui font profession d'une exactitude si sévère, qui ne présentent partout que l'évidence irrésistible, et qui rougiraient de sacrifier aux grâces, ont pourtant leur élégance. En subjuguant l'esprit par la force des preuves, elles ne dédaignent pas de le flatter par une certaine adresse. Au reste, s’il est des études qu'aucun charme n'embellisse, des connaissances que rien ne puisse réconcilier avec le goût, ceux qui les cultivent sont bien à plaindre. On trouve plus de douceur à s'occuper de la nature. Comme elle est mère de tous les arts, aucun art n'est étranger aux sciences dont elle est l'objet. L'éloquence lui doit sa vie et ses agréments ; et tel est le rapport immuable qui subsiste entre elles, qu'on ne peut ni rien dire d'éloquent où ne se retrouve la nature, ni faire de la nature une image vraie qui ne soit éloquente. Les beautés de l'une sont celles de l'autre; tous leurs trésors sont communs; ainsi, vouloir les séparer, c'est contrarier l'essence des choses; et prétendre exclure l'éloquence des descriptions de la nature, c'est défendre à la peinture l'usage des couleurs.
Mais chacun juge par ce qu'il sent, et les mêmes objets ne font pas sur tous les mêmes impressions. C'est pourquoi, parmi les hommes dont les études ont pour but la connaissance de la nature, tous n'ont pas la même manière de l'envisager, ni de la peindre. Ceux qui la voient sans enthousiasme la décrivent avec méthode, mesurant tout scrupuleusement, s'arrêtant sur chaque point, et mettant toute leur attention à saisir jusqu'aux moindres traits; quelque beauté qui s'offre à eux, leur âme demeure immobile. La plus grande magnificence des décorations de l'univers ne leur présente nulle part que des noms à classer, des tables à dresser, de froides énumérations à déduire et comparer. Leur vue, sans cesse attachée à ces pénibles travaux, ne se repose jamais sur des images riantes, et trouve partout dans la nature les mêmes détails à épuiser, la même tâche à remplir. Mais sitôt qu'un esprit doué de quelque élévation s'applique à la contempler, la foule des idées sublimes dont elle est la source le ravit hors de lui-même; et, sans songer à être poète, il le devient en exprimant ce qu'il voit et ce qu'il sent. Qui des deux la représente le mieux? L'un emploie le coup d'œil et le pinceau; l'autre la règle et le compas. L'un en donne une vue grande et pittoresque; l'autre un plan sec et minutieux. La peinture la plus fidèle, est-ce donc celle qui offre à l'œil les dimensions des objets, mesurés exactement, mais sans perspective, sans vie, sans couleur; ou celle qui réveille dans le spectateur les mêmes idées, les mêmes sensations, les mêmes émotions que son modèle ? Et quel est celui qui n'éprouve, à la lecture de Buffon, que l'âme, séduite par les illusions d'un style enchanteur, croit voir dans ses descriptions la nature elle-même, et ressent en effet toutes les impressions que sa présence peut produire ? Ceux qui en font leur étude et qui l'étudient avec goût n'ouvrent point sans une sorte de vénération le livre où elle est représentée dans toute sa magnificence, et plus l'esprit est habitué à méditer sur ses chefs-d'œuvre, plus il se plaît à la retrouver dans les tableaux de Buffon si pompeuse et si sublime. Mais quelque étranger qu'on puisse être aux connaissances de ce genre, il suffit d'avoir en partage ce degré d'intelligence et de sensibilité dont peu d'êtres sont privés, joint aux notions les plus communes de tout ce que l'œil le moins attentif remarque dans la nature; il suffit de voir et de sentir pour reconnaître dans Buffon tout ce qu'elle offre de plus grand et de plus majestueux. Où est l'homme si indifférent à toute sorte de beauté, qui n'ait éprouvé quelquefois, soit en traversant les forêts, soit en s'arrêtant sur le penchant des montagnes, soit en regardant d'un rivage élevé l'étendue de la mer, ce sentiment inexprimable d'admiration et de recueillement que fait naître alors l'idée de la variété des êtres et de l'immensité de l'univers? Est-il quelqu'un que le spectacle des belles nuits de l'été ne ravisse et n'absorbe dans une douce méditation, ou qui puisse se défendre d'une rêverie silencieuse, quand l'obscurité du ciel et le frémissement des vagues annoncent rapprocha d'une tempête ? Et se peut-il que tant de merveilles dont la vue met en extase une âme contemplative, qui, répandues dans la nature, font sur les sens les plus grossiers des impressions si profondes, ne frappent et n'éblouissent, rassemblées dans un ouvrage où se joint à l'enthousiasme inséparable du sujet le charme de l'illusion ?
Buffon rappelle à ses lecteurs les objets qui leur sont connus, comme s'ils s'offraient à la vue, et les familiarise même avec ceux dont toute notion leur est étrangère. Tout ce dont il parle est présent. On se transporte avec lui dans tous les lieux qu'il décrit. S'il nous représente les mœurs et la vie des animaux sauvages de notre continent, on le suit dans les forêts, on admire la nature inculte, le silence qui règne dans ces solitudes, et tant de choses muettes qui parlent à l'âme. On plaint le cerf victime d'un plaisir cruel trahi par la terre qu'il effleure à peine, et l'on s'intéresse aux amours fidèles, mais trop peu paisibles, d'un couple de chevreuils que la naissance unit, et que la mort seule sépare. S'il peint en d'autres climats une autre nature, sous les zones brûlées de l'Afrique et de l'Asie, on se croit transporté au milieu des déserts de l'Arabie, et l'on distingue à travers les sifflements des reptiles la voix de l'onocrotale et le cri du jabiru, ou bien on frémit en voyant sur les bords du Sénégal la timide gazelle descendre au rivage où le tigre est embusqué. Le spectacle de l'univers, lorsqu'on l'observe avec moins d'indifférence que la plupart des hommes, n'offre point d'image riante que Buffon. ne retrace à l'esprit, point de perspective sombre qui ne se retrouve dans son livre, où l'on voit partout comme dans la nature l'ordre, l'harmonie, la fécondité, le remède à côté du mal, et la terre prodigue de tous biens, mais partout aussi la guerre établie, la force triomphante et l'innocence immolée.
C'est par l'harmonie de son éloquence, c'est par cette douceur infuse dans ses expressions, que Buffon charme les sens, et suspend le souffle de ceux qui l'écoutent, lors même qu'il ne parle que des animaux et des productions de la nature les moins nobles à nos yeux. Mais s'il s'offre un champ plus vaste à l'essor de son génie, s'il interrompt le dénombrement des espèces qui peuplent la terre, pour rendre hommage au principe de l'être et de la vie; ou s'il commence à décrire la structure de l'univers et l'équilibre des mondes pesant les uns sur les autres, alors une force divine nous enlève hors de la sphère des regards de l'homme : ce n'est plus un mortel qu'on entend, c'est la nature elle-même qui ouvre son sanctuaire, et dont la voix nous oblige à nous prosterner. 0 sagesse éternelle! seul objet digne des efforts de la curiosité humaine, que ton attrait est puissant sur l'esprit qui cherche à te connaître, et qu'heureux est l'homme qui peut consacrer à te contempler ses jours et ses veilles !



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