Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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prec A M. Lejeune - 23 avril 1805 [Sans Mention] A M. Costolier - novembre 1805 Suiv

…1805.

Bonaparte en Egypte par Job
Bonaparte en Egypte par Job
V ous vous moquez de moi et vous avez raison. Heureusement j’entends raillerie et je prends comme il faut vos douceurs. Vous n'avez pas tort non plus de croire que tous ces faits, ces grands événements qui tiennent le monde en suspens, méritent bien plus l'attention d'un homme sensé, et que c'est sottise de méditer sur ce qui dépend des digestions de B…1 ; mais je vous dis, moi, qu’on a beau être philosophe, la peinture des passions et des caractères, soit histoire ou roman, intéresse toujours, et plus un philosophe qu'un autre. La difficulté c'est de peindre, et c'est où les anciens excellent et où nos auteurs font pitié, j'entends nos historiens. Ils ne savent saisir aucun trait. Pour représenter une tempête ils se mettent à compter les vagues ; un arbre, ils le font feuille à feuille, et tout cela copié fidèlement ressemble bien moins au vrai que les inventions d'un homme qui joint à quelque étude le sentiment de la nature. Il y a plus de vérité dans Joconde que dans tout Mézeray2.
Un morceau qui plairait, je crois, traité dans le goût antique, ce serait l'expédition d'Egypte. Il y a là de quoi faire quelque chose comme le Jugurtha de Salluste, et mieux, en y joignant un peu de la variété d'Hérodote, à quoi le pays prêterait fort. Scène variée, événements divers, différentes nations, divers personnages ; celui qui commandait était encore un homme ; il avait des compagnons. Et puis notez ceci, un sujet limité, séparé de tout le reste. C'est un grand point selon les maîtres, peu de matière et beaucoup d'art. Mon Dieu ! comme je cause, comme je vous conte mes rêves et que vous êtes bon si vous écoutez ce babil. Mais que vous dirais-je autre chose ? je ne vois que du fer, des soldats, rien qui puisse vous intéresser.
Sur mon sort à venir, ce que je pourrai faire, ce que je deviendrai, quand je vous reverrai, je n'en sais pas là-dessus plus que vous. Nous sommes ici dans une paix profonde, mais qui peut être troublée d'un moment à l'autre. Tout tient au caprice de deux ou trois bipèdes sans plumes qui se jouent de l'espèce humaine.
Présentez je vous prie mon respect à M. et à Mme de Sainte-Croix3, et conservez-moi une place dans votre souvenir.


[1] Courier n’a pas écrit Bonaparte pour éviter la censure militaire et ses conséquences.  Note1
[2] François Eudes de Mézeray (1610-1683) rédigea une Histoire de France en trois volumes, ce qui lui permit de devenir historiographe du roi. Il fut inquiété par Colbert pour avoir critiqué le système des impôts. Élu à l’Académie française, il en devint le secrétaire perpétuel en 1675.  Note2
[3] Guillaume Emmanuel Joseph Guilhem de Clermont-Lodève, baron de Sainte-Croix (1746-1809). Son attrait pour les travaux de l’esprit l’amena à abandonner la carrière militaire commencée en 1761. Inquiété sous la Révolution, il échappa de peu au pire et s’installera à Paris pour se soustraire aux poursuites dont il était injustement, nées de passions partisanes. Il se consola de ses déboires en s’adonnant à de nombreuses recherches. Il fut membre de l’Institut dans la classe d’Histoire et de Littérature. Sa disparition prématurée consécutive à une maladie de la vessie affecta Courier et les hellénistes de ses amis.  Note3

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