Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
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à la Lettre à M. Renouard, libraire

Les trésors de la Bibliothèque de la Badia

Monastère de la Badia à Florence Monastère de la Badia à Florence
 

1 8 0 7 éloigne le capitaine d’artillerie Courier des dangers qu’il avait côtoyés durant l’année précédente dans l’incessante guérilla calabraise. Durant l’été, alors qu’il se trouvait en garnison à Naples, ordre lui est donné de retrouver son régiment en garnison à Vérone. Souffrant du dos et redoutant reprise de ses crachements de sang, il diffère son départ. Enfin, le 1er décembre, il part pour Rome où il passe quelques jours à renouer contact avec des érudits. Le 18, il quitte la ville éternelle pour Florence. Il arrive dans la cité des Médicis le 20 décembre et en repart le 29. Entre ces deux dates, il se rend avec Jean David Akerblad, philologue et archéologue suédois de ses amis, au monastère de la Badia c’est-à-dire de l’abbaye. La Badia dépendait de l’abbaye mère des bénédictins du Monte Cassino où sont conservés les reliques de Saint Benoît. Ce lieu de silence et d’études contenait à Florence un trésor pour les deux visiteurs : une riche collection de manuscrits grecs anciens. Courier s’en fait d’ailleurs l’écho dans cette Lettre à M. Renouard :

L’abbaye de Florence, d’où vient dans l’origine ce texte de Longus, était connue dans toute l’Europe comme contenant les manuscrits les plus précieux qui existassent. Peu de gens les avaient vus ; car, pendant plusieurs siècles, cette bibliothèque resta inaccessible ; il n’y pouvait entrer que des moines, c’est-à-dire qu’il n’y entrait personne. La collection qu’elle renfermait, d’autant plus intéressante qu’on la connaissait moins, était une mine toute neuve à exploiter pour les savants ; c’était là qu’on eût pu trouver, non pas seulement un Longus, mais un Plutarque, un Diodore, un Polybe plus complets que nous ne les avons. J’y pénétrai enfin, comme je vous l’ai dit, avec M. Akerblad, quand le gouvernement français prit possession de la Toscane, et en une heure nous y vîmes de quoi ravir en extase tous les hellénistes du monde

Courier ne rapporte pas tout ce qui se passa durant cette heure. Il ne dit notamment pas que, pendant qu’Akerblad admirait d’autres ouvrages comme un Plutarque, son attention fut attirée par un curieux volume. Ce calepin comptait 140 feuilles réparties en deux 280 pages copiées cinq ou six siècles plus tôt de la main d’un seul et même moine.
Visible aujourd’hui encore à la bibliothèque de Florence, le calepin regroupe vingt-trois ouvrages grecs parmi lesquels les Fables d’Esope qui est le n°21, dont Francesco del Furia1, préfet (en d’autres termes directeur) de la bibliothèque San Lorenzo (Saint Laurent)2, préparait l’édition depuis plusieurs années ; des lettres de l’empereur grec Théodore Lascaris, des épîtres de Saint Athanase, de Saint Grégoire de Naziance et de Saint Basile et des romans dits « érotiques »3. Courier feuillette le calepin, s’attarde quelque temps sur le n°13 : il a sous les yeux les Pastorales de Daphnis et Chloé par Longus, œuvre qui lui est depuis longtemps familière, notamment parce que d’Ansse de Villoison, helléniste de haut vol et un temps professeur de grec de Courier avait donné en 1778 une traduction de ces Pastorales.

En septembre 1808, périodiquement à Florence jusqu’aux premiers jours de janvier, Courier met un point final à une traduction de deux traités de Xénophon : Du commandement de la cavalerie et De l’équitation. Avant qu’il ne fît ce séjour interrompu par des absences liées au service armé, Akerblad l’avait alerté d’une affaire préoccupante. Retourné à la Badia, le Suédois avait eu une mauvaise surprise : plusieurs ouvrages aperçus lors de sa visite avec Courier n’étaient plus visibles. La comparaison avec le catalogue général dissipait le moindre doute. Comment pareilles malversations furent-elles possibles ?
Fidèle à la politique de la Révolution française, un décret de Napoléon du 12 mai 1807 avait supprimé les monastères et couvents de Toscane. A compter de ce moment, dépossédée de tous ses trésors, intellectuels ou non, l’Église conçut un inévitable ressentiment. Certains clercs n’en restèrent pas là. Mettant à profit les lenteurs de l’administration française, sous la direction du père Bigi, conservateur, les moines entreprirent de faire discrètement sortir de la Badia plusieurs ouvrages pour les arracher aux griffes françaises.
Akerblad informa Courier de son constat, lequel prévint le 30 septembre 1808 le commissaire du gouvernement à Florence, le baron Fauchet4 :

Bibliothèque San Lorenzo à Florence Bibliothèque San Lorenzo à Florence
 

Monsieur,
Les ordres que j’ai reçus m’ont obligé de partir si précipitamment, que j’eus à peine le temps de porter chez vous ma carte […] j’avais dessein […] de profiter des dispositions favorables où je vous voyais pour rassembler et sauver ce qui se peut encore trouver de précieux dans vos bibliothèques de moines. Mais puisque mon service m’empêche de partager cette bonne œuvre, je veux au moins y contribuer par mes prières. Je vous conjure donc de vouloir bien ordonner que tous les manuscrits de l’abbaye soient transportés à la Bibliothèque de Saint-Laurent, et qu’on cherche ceux qui manquent d’après le catalogue existant

Bibliothèque San Lorenzo à Florence Bibliothèque San Lorenzo à Florence
 

Courier reparti pour les nécessités de son service, les autorités françaises réagirent enfin. Dirigé par Tommaso Puccini5 que secondait Furia, un comité chargé d’expertiser le fonds des bibliothèques de la Badia et du couvent Saint-Marc, dont Akerblad était membre, se transporta sur les lieux suspects le 1er décembre 1808. Le lendemain, le Suédois rendit compte par écrit de cette inspection auprès de l’officier :

Hier nous avons fait la fameuse descente domiciliaire chez les bénédictins, pour nous emparer de leurs manuscrits, mais ils nous ont prévenus ces gaillards ; 26 des plus précieux manuscrits ont disparu et entre autres le beau Plutarque que nous avons vu et dont vous devez vous rappeler. L’abbé du couvent est innocent de ce vol, j’en suis sûr, et le bibliothécaire, ce petit père Bigi, au regard faux, est à ne pas en douter le voleur. Il dépend de nous de le faire pendre ; nous n’avons qu’à attester d’avoir vu entre ses mains un seul des manuscrits qui manquent ; mais je vous avoue que je suis bon chrétien et je ne veux pas la mort du pécheur. D’ailleurs il me semble cruel de pendre un pauvre diable pour avoir volé une vingtaine de bouquins

Courier découvrit ces lignes non sans appréhension. Cependant, la fin de la lettre d’Akerblad le rassura : le calepin contenant le Longus n’avait pas disparu6 et avait été mis en sécurité avec tout ce qui restait du fonds de la Badia à la Bibliothèque Saint-Laurent…

Une affaire rocambolesque


A u début de juillet 1809, Courier quitte l’armée. Après quelques mois de repos pris en Suisse, il retourne en Italie. Le 13 octobre, de Milan, il écrit à Etienne Clavier, son futur beau-père, spécialiste de Pausanias, une lettre qui commence ainsi :

[…] je serai à Florence un mois, à Rome tout l’hiver, et je vous rendrai bon compte des manuscrits de Pausanias. Il n’y a bouquin en Italie où je ne veuille perdre la vue pour l’amour de vous et du grec. Je fouillerai aussi pour mon compte dans les manuscrits de l’abbaye de Florence. Il y avait là du bon pour vous et pour moi, dans une centaine de volumes du neuvième et du dixième siècle ; il en reste ce qui n’a pas été vendu par les moines : peut-être y trouverai-je votre affaire. Avec le Chariton de Dorville est un Longus que je crois entier ; du moins n’y ai-je point vu de lacune quand je l’examinai ; mais, en vérité, il faut être sorcier pour le lire

Bibliothèque San Lorenzo à Florence Bibliothèque San Lorenzo à Florence
 

Ces quelques phrases prouvent qu’il avait remarqué en décembre 1807 que cet exemplaire des Pastorales de Longus était complet. Familier de ce roman, il s’était rendu immédiatement compte de l’intégralité de ce manuscrit, à la différence de ceux connus en Europe jusqu’à présent. Tous les autres comportaient une lacune, celui-ci non. Sur le moment, il n’en avait dit mot à quiconque, pas même à son ami présent sur les lieux. Libéré de « son vil métier », il lui est enfin possible de se consacrer aux amours de Daphnis et Chloé.
Courier quitte Milan le 27 octobre. A Bologne, il rencontre l’éditeur et bibliothécaire parisien Antoine Renouard qu’il connaît depuis des lustres. Il s’ouvre à lui de sa détermination à donner une traduction inédite du roman de Longus ; l’autre comprend l’importance du projet et s’engage auprès de Courier à publier texte grec et traduction française dès que sera achevée l’ambitieuse entreprise.
Le dimanche 5 novembre, Courier et Renouard entrent à la Bibliothèque laurentienne. Le premier demande à Furia à revoir le calepin. Exécution immédiate. Muni d’un texte grec du Longus établi par Louis Dutens, Courier va immédiatement aux pages des Pastorales. Confrontant le précieux manuscrit au document en sa possession, il montre d’emblée au préfet de San Lorenzo qu’en place et lieu de la lacune traditionnelle se trouve le texte jusqu’alors inconnu. Stupéfaction du bibliothécaire italien qui avait eu journellement entre les mains, durant plusieurs années, le manuscrit pour publier quelques mois plus tôt ses deux volumes de la traduction des Fables d’Esope mais ne s’était rendu compte de rien. Son adjoint l’abbé Saspero Bencini est également ébahi de cette trouvaille de Courier qui leur a échappé à son supérieur et à lui-même. De son côté, Renouard se réjouit et expose non sans liesse à un Furia mutique son projet d’imprimer le Longus.
Le libraire parti à ses affaires, Courier, et Furia se retrouvent le lendemain dans la bibliothèque. Là, ils commencent à collationner le manuscrit. Tâche ardue et pénible s’il en est tant l’écriture du moine, aussi menue que serrée, est indéchiffrable. La tension nerveuse est permanente, les discussions ouvertes. Habitués à l’écriture du moine anonyme, les deux bibliothécaires déchiffrent l’original pendant que Courier transcrit sur une feuille ce qui lui est dicté. Quand les deux lecteurs butent sur un mot ou un passage, le scripteur laisse un blanc dans la ligne avant de poursuivre. De temps à autre, le Français va à l’original et, meilleur helléniste et familier de Longus, devine ce qui n’avait pu être déchiffré par ses compagnons ; sous sa dictée, l’un ou l’autre des deux Italiens complète les manques. De sorte que la copie sera de trois mains différentes, celles de Courier, de Furia, de Bencini.

Bibliothèque San Lorenzo à Florence Bibliothèque San Lorenzo à Florence
 

Le 8 novembre, Courier est reçu par le baron Fauchet, dépendant directement non de la princesse Elisa mais du Ministre de l’Intérieur. Sans doute lui fait-il part de son entreprise.
Arrive le fatidique 10 novembre. Le travail est en passe d’être terminé, sa partie la plus délicate à savoir le déchiffrage et la transcription de la partie habituellement lacunaire n’est plus qu’un souvenir. Le manuscrit fermé est sur la table. Resté seul, le Français est rejoint par les deux Italiens au bout d’une vingtaine de minutes. Il remet le calepin fermé à del Furia pour qu’il le range dans son bureau. Le préfet aperçoit une feuille qui dépasse du manuscrit avec certainement rôle de marque-page. Il ouvre le volume pour retirer la feuille et se rend compte que, barbouillée d’encre, cette feuille reste collée à la page où elle se trouve. Or, il se trouve qu’il s’agit de l’endroit du texte qui remplace la lacune. Ultérieurement, le 5 février 1810, Furia enverra à Domenico Valeriani7 une lettre ouverte ou factum reprenant toute l’affaire et accusant Courier des pires turpitudes8. Voilà ce qu’il rapporte du fâcheux événement :

A cet horrible spectacle, mon sang se glaça dans mes veines ; et, durant plusieurs instants, voulant crier, voulant parler, ma voix s’arrêta dans mon gosier ; un frisson glacé s’empara de mes membres stupides. Enfin, l’indignation succédant à la douleur : qu’avez-vous fait ! m’écriai-je ; quelle est la cause de ce malheur ? Il me répondit qu’il ne pouvait pas l’expliquer ; que, comme moi, il en était surpris, et qu’il n’en pouvait donner d’autre raison, si ce n’est qu’ayant ce jour-là remué l’encre avec les barbes de la plume pour la rendre plus fluide, et qu’ayant, par mégarde, jeté cette plume ainsi imprégnée sur la table, où se trouvaient des papiers, un de ceux-ci s’était taché par le contact de la plume et avait été ensuite placé comme marque dans le manuscrit

Sollicité par le préfet de la Laurentienne d’endosser la responsabilité de cet accident, Courier lui remit ce billet rédigé et signé de sa main : Ce morceau de papier posé par mégarde dans le manuscrit pour servir de marque, s’est trouvé taché d’encre : la faute en est toute à moi qui ai fait cette étourderie. En foi de quoi, j’ai signé.

Florence, le 10 novembre 1809

Courier

Ainsi commençait l’affaire de la tache d’encre.
Le lendemain de cet accident et indépendamment de celui-ci paraissait dans la Gazetta Universale un article rédigé par Renouard avant l’incident :

La découverte faite à Florence intéressera également les érudits et les amateurs de lectures plus légères. Le premier livre du roman de Longus qui raconte les amours de Daphnis et Chloé perdait son plus grand intérêt à cause de la lacune considérable qui s’y trouve, et qu’Amyot a laissé subsister dans sa traduction. Annibal Caro9 a composé en italien un supplément peu apprécié des Italiens eux-mêmes. Cette lacune est à présent comblée. Un manuscrit grec très ancien, actuellement conservé à la Bibliothèque laurentienne et qui se trouvait autrefois à la Badia de Florence, contient, entre autres l’œuvre de Longus ; l’écriture est si compliquée, et les caractères sont si petits, qu’ils sont difficiles à déchiffrer ; mais le premier livre est complet et le manuscrit offre dans son ensemble de très intéressantes variantes. C’est monsieur Courier, ancien officier d’artillerie, qui a fait cette heureuse découverte lors de son séjour à Florence avec monsieur Renouard, libraire […] [qui] a l’intention, dès son retour à Paris de publier immédiatement le fragment inédit avec la traduction française de monsieur Courier ; par la suite, il donnera le texte tout entier

Le 12 novembre, Renouard est de retour à Florence. Il se rend sur-le-champ à la Laurentienne pour savoir où l’on en est. Laissons-le narrer lui-même la suite de ce feuilleton :

de retour le 12 novembre à Florence, où je n’avais à rester que douze heures seulement, je cours à la Laurentiane visiter MM. Les bibliothécaires et M. Courier. J’y trouve ce dernier avec M. Bencini, sous-bibliothécaire ; je les vois chagrins ; ils me montrent le manuscrit de Longus, et m’apprennent que la surveille, pendant une courte interruption de travail, une feuille de papier placée par inadvertance dans le manuscrit, y était restée collée, parce que cette feuille s’était trouvée fortement tachée d’encre en dessous. Je considère avec un chagrin aussi vif qu’amer cette malheureuse feuille collée tout à travers, et cachant tout une page qui était justement celle du morceau inédit. […] Je demande la permission de la décoller, afin de reconnaître l’étendue du dommage, et d’aviser à le diminuer, à le réparer, s’il était possible. M. Bencini m’engage à attendre l’arrivée du bibliothécaire en chef, M. Furia, qui effectivement ne tarde pas à venir. […] en sa présence, avec un peu de dextérité, animé par le désir de réparer le mal que je n’avais ni fait ni occasionné, mais qui cependant ne m’en chagrinait pas moins vivement, je parviens à détacher cette feuille, en la déchirant par morceaux ; et j’achève avec un plein succès cette petite opération10

Après ce succès, Renouard prétend que Furia demanda à Courier une copie du fragment souillé d’encre. Le libraire l’y encouragea de façon à ce que s’estompassent les nuages qui s’amoncelaient entre les protagonistes encore policés. Il sollicita une autre copie de son compatriote pour pouvoir l’imprimer dès que possible à Paris.
Le soir, entre autres convives, les deux Français sont reçus à dîner chez le baron Fauchet au palais Médicis11. A la fin du repas, le sujet roule sur la découverte du Longus. L’hôte qui comprend très vite l’enjeu de l’opération propose sur-le-champ à Courier que la princesse Elisa Bacciochi soit honorée de la meilleure façon : « Il faut dédier cela à la princesse ; elle acceptera votre dédicace. » Comme à chacun des actes capitaux de son existence, Courier se montre mauvais courtisan : il refuse. Le préfet de l’Arno ne s’en formalise pas mais la princesse Elisa ne tardera pas à être informée de cette absence de respect pour sa personne…

A Rome, Akerblad apprend par Courier que celui-ci se trouve à Florence et du peintre Gaspare Landi l’incroyable découverte faite à la Laurentienne. Le 25 novembre, il écrit à son ami :

[…] M. Landi, dans une lettre qu’il m’a écrite il y a quelques jours, me parle d’une découverte que vous avez faite de quelques morceaux inédits de Longus, et d’une entreprise littéraire formée entre vous et M. Renouard sur cette découverte. Voilà ce qui s’appelle bien débuter au moins, et le pauvre Furia doit être furieux de voir un Welch venir pondre dans son nid

Désolé, Furia invite le 5 décembre suivant un chimiste italien de renom, le professeur Gazzeri, à tenter de décolorer la tache d’encre pour accéder de nouveau au texte souillé. En dépit de plusieurs tentatives, le spécialiste n’y parvient pas.
Akerblad avait vu juste : furieux Furia resté dans sa bibliothèque !
Et, chacun de son côté, naïf Renouard retourné à Paris et impassible puis terrible Courier toujours accaparé à Florence par la traduction et l’impression du texte grec de Longus!

Des escarmouches à l’explosion


Furia dépité d’avoir vu « un Welch venir pondre dans son nid » prit-il prétexte pour ouvrir les hostilités ? Toujours est-il que, trouvant de naturels appuis chez nombre de lettrés toscans ou non qui apprécient peu les occupants, il s’en prend directement ou par personnes interposées aux deux Français qu’il soupçonne d’être de mèche pour confisquer le fragment retrouvé.
Le 23 janvier 1810, le Corriere Milanese porte la première d’une suite de longues estocades dans un article non signé : Il a été commis ici, tout récemment, un acte de vandalisme qui prouve à quel point la cupidité peut aveugler, dans le domaine des vrais intérêts de la littérature, les hommes mêmes qui professent de contribuer à ses progrès

Et le journal d’accuser le librajo francese dont il ne révèle pas le nom d’être l’auteur de ce tratto vandalico (acte de vandalisme) c’est-à-dire d’avoir volontairement maculé d’encre le manuscrit de Longus pour rester seul possesseur de l’unique copie d’un original irrémédiablement souillé.
Le 5 février, dans son long factum, Furia s’en prend aux deux Français qu’il accuse carrément d’avoir fomenté leur forfait pour en tirer seuls le bénéfice. Dans son long historique, il se donne beau rôle dans la découverte du fragment :

A peine m’eut-il [Courier] fait part de son intention, que, tout transporté, je lui indiquai le manuscrit de l’abbaye florentine où se trouvent, parmi les autres érotiques, les Pastorales de Longus ; je présume, lui dis-je, que la lacune n’existe pas dans cette copie qui est de la plus haute ancienneté, et qui n’a encore, que je sache, été consultée par personne.

Extrait de la publication des Pastorales de Daphnis et Chloé en grec Page de la publication par Courier des Pastorales de Daphnis et Chloé
 

Le lendemain, le libraire écrit de Paris à Courier pour lui demander quand il pourra obtenir le fragment retrouvé. Il lui fait également part de son indignation d’avoir pris connaissance de l’article du Corriere Milanese. Il l’informe qu’il a saisi le préfet Fauchet de la tournure prise par cette affaire et de sa propre réaction à la lecture de ce tissu d’accusations fausses. La démarche auprès du préfet de l’Arno porte ses fruits. Dans les jours qui suivent, Furia et son adjoint publient un démenti à l’article qui a froissé Renouard.
Le 23 février, de Rome, Akerblad supplie Courier de faire justice aux rumeurs qui, en provenance de Toscane, courent sur son compte : Depuis votre dernière lettre, j’ai bien souvent entendu parler de vous, et, à vous dire le vrai, d’une manière à faillir me brouiller avec les personnes qui m’ont donné de vos nouvelles […] Au reste pourquoi ne tenez-vous pas vos amis au courant de vos affaires ?

L’honnête Renouard revient à la charge le 10 mars. Il voudrait le fragment et demande à Courier de contredire le Corriere Milanese. Il ignore que celui-ci a achevé sa traduction et s’emploie à l’envoyer à ses amis hellénistes parisiens et à d’autres personnes avec lesquelles il sympathise. En avril, lui-même reçoit un exemplaire accompagné d’une missive :

J’ai reçu, monsieur, vos deux lettres relatives à la tache d’encre. Je ne vois plus M. Fauchet ; mais je doute fort qu’il voulût entrer pour rien dans cette affaire. Vous comprenez que chacun évite de se compromettre avec la canaille. C’est le seul nom qu’on puisse donner à l’espèce de gens qui aboient contre nous. Pour moi je ne m’en aperçois même pas. […] Je déclarerai quand vous voudrez que moi tout seul j’ai fait la fatale tache d’encre et que je n’ai point eu de complices

Renouard comprend alors qu’il a été berné par Courier. Il fait une croix sur son projet d’imprimer le Longus mais revient à la charge pour que l’autre le lave de toute accusation d’avoir été pour quelque chose dans cette affaire de tache d’encre.
Les mois passent. Ayant remué ciel et terre pour ne rien obtenir, le libraire se décide à défendre son honneur et publie le 5 juillet 1810 une Notice sur une nouvelle édition de la traduction française de Longus, par Amyot, et sur la découverte d’un fragment grec de cet ouvrage.

Le 12 décembre, j’arrive à Paris ; point de fragment ; j’attends, j’écris, je récris, rien ne vient : je finis par ne plus écrire ; et enfin, dans le mois d’avril, je reçois par la poste, non pas le fragment grec, mais un exemplaire de l’entière traduction française d’Amyot, réimprimée à Florence, avec le fragment traduit et remis à sa place [..] Il m’a fallu du courage pour surmonter le dégoût de poser ma langue sur ce feuillet tant de fois palpé par ces messieurs. C’est la plaie d’un malade que je suce, me disais-je en moi-même pendant cette répugnante corvée

Et de distribuer ses coups à Furia sans pour autant ménager Courier.
Le 25 juillet, les exemplaires traduits du Longus que Courier a laissé chez son imprimeur florentin sont saisis par la police.
Quelques jours après, le Corriere Milanese qui a déclenché l’affaire blâmé par la Notice de Renouard reprend à sa manière l’affaire de A à Z. Dans un long article du 31 juillet, il persiste et signe en se prenant aussi violemment au libraire parisien qu’au traducteur de Longus.
Ajoutée au manque de considération pour la princesse Elisa, cette polémique étalée sur la place publique amène le Ministre de l’Intérieur à intervenir. Homme de culture et doté d’un esprit ouvert, le comte de Montalivet calmera le jeu en obtenant que Paul-Louis remette une copie du fragment à la Laurentienne.
Tout aurait pu en rester là. Mais l’amour-propre de Courier a été éclaboussé. Libéré de toute contrainte, toujours en Italie, il prend sa plume dans le courant de septembre, et quelle plume ! pour faire justice de toute l’affaire et donner sa vérité. Ce sera son premier écrit polémique public auquel il donnera le titre suivant :
Lettre à M. Renouard, libraire, sur une tache faite à un manuscrit de Florence.

En 1821, il rédigera un Avertissement sur la Lettre à M. Renouard destiné à fournir aux lecteurs les moyens de comprendre toute l’affaire.


Sources :
Geneviève Viollet-le-Duc
Jean-René Vieillefond




[1] Del Furia avait à ce moment des relations très policées avec Courier. Le préfet de la Laurentienne savait qu’il valait mieux ménager cet officier français dont on pouvait supposer qu’il bénéficiait d’appuis en haut lieu.  Note1
[2] Fondée par Côme l’Ancien, agrandie par Laurent le Magnifique, la Bibliothèque laurentienne jouxte l’église San Lorenzo dans laquelle se trouve le sépulcre des Médicis.  Note2
[3] Au nombre de seulement trois, ces romans sont baptisés « érotiques », terme qui ferait sourire notre 21e siècle habitué à des productions autrement torrides ; la quasi totalité du volume est consacrée à des questions d’ordre religieux ; aussi ces romans d’amour détonnent-ils.  Note3
[4] Cf. Avertissement sur la Lettre à M. Renouard, note 3.  Note4
[5] Id. note 4.  Note5
[6] Ce fait s’explique parce que del Furia et son adjoint travaillaient quotidiennement au moyen de ce volume.  Note6
[7] Domenico Valeriani était une sommité de Florence. Il avait violemment attaqué Champollion et « la nouvelle science » des hiéroglyphes avant de faire amende honorable.  Note7
[8] Della Scoperta, e subitanea perdita di una Parte inedita del primo Libro de Pastorali di Longo, fatta in un Codice dell’ Abbazia Fiorentina, ora esistente nella Pubblica Imp. Biblioteca Mediceo-Laurenziana c’est-à-dire Découverte et perte subite d’une partie inédite du Livre premier des Pastorales de Longus, faites dans un exemplaire de l’abbaye florentine, qui se trouve à la Bibliothèque médicéo-laurentienne.  Note8
[9] Écrivain célèbre, Annibal Caro (1507-1566) fut le secrétaire de Pier Luigi Farnèse, duc de Parme et de Plaisance, puis des cardinaux Ranuccio et Alexandre Farnèse (le futur pape Paul III), respectivement frère et fils du précédent. Ils le couvrirent de bienfaits. On lui doit une traduction en italien de l'Énéide, regardée comme un chef-d’œuvre, des traductions de la Rhétorique d'Aristote et des Pastorales de Longus, des poèmes, des Lettres. Ses Œuvres ont été réunies à Venise, 1757, 6 vol. in-8, et à Milan, 1806 et 1829, 8 vol. in-8. Ses Lettres ont été publiées postérieurement.  Note9
[10] Notice sur une nouvelle édition…  Note10
[11] Cf. le début de Avertissement…  Note11

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