Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
photo1 photo2
 
prec Sans mention après le 28 mars 1811 A la comtesse de Salm-Dyck Sans mention d'Albano le 29 avril 1811 Suiv

A Madame
Madame la comtesse de Salm
en son hôtel rue du BacAlbano, 29 avril 1811.
à Paris

Madame

V Lac d'Albano Lac d'Albano proche de Rome
 
oici tantôt mille ans que vous n'avez ouï parler de moi. J'ai d'abord eu trois mois durant un mal diabolique à la main; et depuis, d'autres incidents ayant dérangé mon système de vie, tout cela ensemble a été cause que pendant je ne sais combien de temps je n'ai écrit à personne, pas même à vous de qui surtout j'eusse voulu avoir des nouvelles.
Selon ce que vous m'écriviez, longtemps il y a, de votre château de Dyck, s'il vous en souvient, vous devriez être maintenant à Paris occupée de deux choses fort intéressantes, l'édition de vos ouvrages et le mariage de Mademoiselle votre fille. Voilà de grandes affaires pour vous et comme mère et comme auteur. J'espère que vous me croirez digne, quand vous saurez que je suis au monde, d'être informé de l’un et de l’autre. Mais quand même vous n'auriez point de tels événements à me marquer, ne laissez pas de m'apprendre au moins comment vous vous portez. Sur cet article votre lettre ne me rassure point assez, quoique vous vous disiez rétablie de votre dernière grosse maladie. C'est la seconde à ma connaissance depuis à peine deux ans que je vous ai quittée, sans parler d'une autre un peu plus ancienne dont je me souviens très-bien. Se peut-il que vous soyez si souvent malade ? Vous êtes forte et la nature vous a donné ce qu'il fallait pour être exempte de tous maux. Ne seriez-vous point un peu livrée à la médecine? Donnez-vous-en de garde et tenez pour sûr que cet art est un des fléaux de l'humanité. Molière s'en est moqué ; mais rien n'est moins plaisant. Enfin, que vous dirai-je ? Cette idée m'est venue. Ne sachant à qui m'en prendre des variations de votre santé, c'est eux que j'en accuse, je veux dire les médecins. Je n'ai pas peur de leur attribuer plus de mal qu'ils n'en font. Mais pourvu qu'ils vous respectent, je leur pardonnerai tout le reste.
J'ai passé contre mon dessein cet hiver à Rome, fort doucement, je vous assure, sans feu, sans froid, sans ennui (j'étais à mille lieues de m'ennuyer), et Dieu merci sans amis. Oui Madame, j'ai pris en grippe l'amitié comme la médecine, le tout par expérience. Je n'en suis pas plus chagrin ni plus misanthrope pour cela. Au contraire je veux vivre avec tout le monde ; mais point d'amitié, s'il vous plaît, point d’amis. Je ne suis plus dupe. J'ai donc eu cet hiver à Rome six mois des meilleurs de ma vie, certes les meilleurs que je pusse avoir au point où me voilà. Je vais à Naples maintenant d'où je compte revenir à Paris.
Ce que je pourrai vous dire de mes voyages sera peu de chose, n'ayant ni remarques curieuses, ni aventures à vous conter. Je vais seulement, non pour observer, car je n'ai nul dessein de vendre ma relation avec un Atlas, mais pour jouir un peu des délices du climat et de la saison. Je m'arrête vraiment à tout bout de champ. Ici, par exemple j'y suis depuis huit jours et ne sais encore quand j'en partirai. Ce qui m'y retient c'est un printemps dont en vérité vous ne vous doutez pas, ce sont des bois, des eaux, un lac, des vues qu'on ne voit point ailleurs. Vous décrire tout cela, j'en aurais bien envie ; et croyez qu'il y a de quoi se faire honneur dans le genre descriptif. Mais pour goûter ces descriptions, je vous l’ai déjà dit, Madame, vous n’êtes point femme des champs. Vous pensez qu'on ne vit qu'à Paris. Mes ombrages frais, mes ruisseaux limpides vous feraient dormir debout. Paris dans le fait peut bien avoir aussi son mérite, surtout quand vous y êtes et c'est pour cela que j'y veux arriver avant votre départ pour Dyck, où je vous vois en train d'aller passer vos étés. Mais pour vous trouver à Paris pensez que je hâterai ma marche. Je m'en vais musant et baguenaudant, comme dit Rabelais, jusqu'à Naples et de là, ayant fait ce que j'ai à faire, vu ce que j'ai à voir, c'est l'affaire de peu de jours, je repars ventre à terre à bride avalée jusques à Paris, jusqu'à vous, Madame. Je veux vous apparaître dans mon équipage de pèlerin. C'est une vision qui, je crois, vous divertira, étant prévenue de n'avoir pas peur.
Quand je dis point d'amitié, entendez bien cela. Je parle au genre humain de qui j'ai à me plaindre; je parle à mon bonnet, comme le valet de Molière. Un ancien disait : mes amis, il n'y a plus d'amis. Se trompait-il ? Vous devez le savoir car s'il y en a ce doit être pour vous qui êtes faite pour cela, j’entends pour l’amitié, plus qu’homme ou femme que je connaisse. Trouvez bon, Madame, que je vous dise tout crûment cette vérité.
Puisqu'il me reste du papier, je veux vous tancer sur un mot de votre dernière lettre. Qu'est-ce, je vous prie que ces portraits qui semblent vous dire : que fais-tu là ? Rappelez-vous cette folie s’il y en eût jamais. Mettez-vous donc dans l'esprit que s'il y a quelqu’endroit où vous soyez déplacée, c'est tant pis pour cet endroit-là.
Je suis avec respect, Madame,
votre très humble et très obéissant serviteur

Courier
Mon adresse : Chez M. Gherardo de Rossi, banquier à Rome.


trait

prec Sans mention après le 28 mars 1811 Home
Début
Sans mention d'Albano le 29 avril 1811 Suiv