Paul-Louis Courier

Courrierist, lampooner, polemist
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[Tours jeudi 9 novembre 1815.]

Piano_ErardPiano Erard [J’ai reçu toutes tes lettres jusqu’à celle du 7. Je suis bien aise que tu viennes. Je vais chercher une auberge où nous puissions être bien pour une huitaine de jours. Il faut tâcher de savoir le jour que Madame de La Côte passera ici, afin que nous puissions la voir et concerter avec elle le jour où tu iras chez elle. Je pense que je ferai mieux de t’y conduire. Je te laisserai là pour venir à mes affaires et puis j’irai te reprendre. Je ne conçois pas ce qu’on peut trouver ridicule que tu ailles passer un mois dans cette maison. Les quarante lieues ne sont rien. Au reste je suis sûr que tu t’en trouveras bien et qu’ils seront fort aises de t’avoir.
Il y a ici à vendre un piano d’
Erard1 que tu verras. Si par hasard il était bon, ce serait une affaire excellente car on le donnera sûrement à très bon marché. Ce ne sont pas des sabots fourrés qu’il te faudrait pour la campagne, mais de bons souliers pour courir à travers les champs. Ceux qu’on te vend au Palais-Royal ne te serviront assurément point.]2 J’ai dîné chez M. de Chavaignes en grande compagnie, avec les chouans, les Vendéens, et plus extravagants royalistes que tout ce que tu as jamais vu, mais de reste bonnes gens. On a porté ta santé avec enthousiasme ; tu as une grande réputation. Il y avait là deux curés qui se sont enivrés tous les deux. Un d'eux avait ce jour-là un enterrement à faire, c'est la première chose qu'il a oubliée. A son retour il a trouvé à dix heures du soir le mort et sa séquelle3 qui l'attendaient depuis midi. Il s’est mis à les enterrer. Il chantait à tue-tête, il sonnait sa cloche, c’était un vacarme d’enfer. L’autre curé qui était le plus ivre des deux voulait se battre avec moi, ayant appris que j’avais une femme jeune et jolie ; il fit là-dessus des commentaires à la housarde qui réjouirent fort la compagnie.
[Il faudra apporter ton or et ton billet de caisse. Il est toujours bon d’avoir quelque argent. Tu pourrais coudre ton billet dans quelqu’endroit de ton gilet ou spencer. Ne te sers pas du papier à lettres qui est dans mon secrétaire, parce qu’il m’est nécessaire. Tu me demandes si j’ai froid la nuit : non, parce que je me couvre bien. Mais cela n’empêche pas que je te regrette fort et qu’il ne me tarde extrêmement de me revoir avec toi. Je suis bien aise que tu sois jolie ; tu ne saurais te figurer avec quelle impatience je t’attends. J’espère mettre ordre à tes coliques, non pas en te faisant faire diète avant le marquis, cela t’échaufferait trop, mais au moyen de quelques pruneaux. Tu vas engraisser et devenir plus belle que jamais. Je t’écris dans l’étude de Bidaut où il se fait un bruit d’enfer. Je n’ai point vu Vaslin, je ne sais si je l’irai voir. Il a voulu louer à Madame de La Béraudière trois chambres non meublées 1.200 fcs ; et comme elle s’est récriée il lui a répondu par des impertinences. Elle est outrée contre lui. Je te quitte parce qu’on va fermer la boutique de Bidaut pour aller dîner.
J’achève ma lettre en courant chez un papetier. Ne manque pas d’aller voir les Le Duc avant to départ. Passe aussi chez Lamaze pour cette lettre de change que je n’ai point signée et qui doit bientôt échoir. Va aussi chez les gens de Lafarge, je ne sais ma foi s’ils ont eu le certificat de vie. Je m’occupe ici de mes affaires bien plus sérieusement qu’à Paris.]


[1]Né à Strasbourg le 4 avril 1752, Sébastien Erard fut facteur d'instruments de musique, principalement harpes et pianos. Il mourut à Paris le 5 août 1831. Son neveu Pierre Érard prend alors la direction de l'entreprise. Cette manufacture de pianos fondée en 1780 cessa toute activité en 1959.  Note1
[2] Expression prise de la fable Le Renard et les raisins..  Note2
[3] Séquelle : mot vieilli, avec connotation péjorative, qui signifie « suite de personnes attachées à quelqu'un ».  Note3

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