Paul-Louis Courier

Korrespondent, Pamphletist, Hellenistische
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Procès du curé Mingrat

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Pièces de la procédure et documens officiels


Mémoire communiqué par M. Bossan, adjoint au maire
de la commune de Saint-Quentin (Isère)


L e mercredi, 8 mai 1822, et à six heures et demie du soir, Marie Gérin, femme_priant femme d’Étienne Dory-Charnalet, sortit de sa maison d’habitation, située au Gît, hameau de Saint-Quentin, distant du bourg, et par conséquent de l’église, d’environ un quart de lieue, dirigea ses pas vers l’église, où elle entra à environ sept heures moins un quart. Elle y trouva une religieuse (madame de Saint-Michel) qui faisait sa prière, et à qui elle demanda s’il y avait longtemps qu’elle était là, et si monsieur le curé avait paru ; à quoi madame Saint-Michel répondit qu’il y avait assez de temps, puisqu’il avait presque fini sa prière ; que M. le curé n’avait pas encore paru, mais que si elle désirait lui parler, elle l’irait chercher à la cure. La femme Gérin la remercia, n’accepta pas son offre, et se mit à faire le chemin de croix dans l’église.
Madame Saint-Michel, qui continua sa prière, était placée de manière qu’elle avait en face la petite porte de l’église qui est rapprochée au midi de celle du clocher ; elle crut apercevoir à cette porte un fantôme habillé de noir, qui paraissait d’abord avoir des bras, ensuite ni bras ni jambes, et qui avait un chapeau à trois cornes. D’après sa déposition, cet objet ne fit que paraître et disparaître. Il paraît que ce fantôme était le curé qui jeta un coup d’œil rapide dans l’église, pour voir si la personne qu’il attendait était arrivée, ou s’il y avait d’autres personnes qui auraient pu le gêner. Cette réflexion n’est qu’une conjecture, la suite prouvera si elle est fondée. Madame Saint-Michel sortit et y laissa la femme Charnalet. Depuis lors elle n’a plus paru.
Son mari, qui venait de sa journée, arriva à la maison à l’entrée de la nuit, trouva sur sa table la soupe que sa femme lui avait préparée, et son couteau. Inquiet de ne pas y trouver sa femme, il la demanda à ses voisins, qui lui dirent qu’elle était descendue au bourg. De suite il y descendit, et après l’avoir demandée inutilement à plusieurs personnes, il s’adressa à Joseph Charvet, son cousin, qui lui dit qu’on avait vu sa femme à l’église à une heure assez avancée, et que peut-être monsieur le curé pourrait lui en donner des nouvelles. Il était neuf heures et demie du soir ; Charnalet, assisté dudit Joseph et de sa femme, frappa à la porte du curé. Au premier coup, personne ne répond ; au second coup, la servante vient ouvrir : elle est de suite suivie du curé, qui dit brusquement : Qui est là et que me veut-on ? Le mari, lui adressant la parole, lui dit : « Monsieur, je cherche ma femme partout, et je ne la trouve pas. On m’a dit qu’elle était à l’église assez tard ; ne l’auriez-vous pas vue ? ne pourriez-vous pas m’en donner des nouvelles ? – Je l’ai vue, en effet, au moment où je suis allé faire ma prière au chœur ; je l’ai laissée dans l’église, et depuis lors je ne l’ai plus revue : elle avait l’air d’être un peu égarée ; faites-la chercher. » A ces mots il se retire et ferme sa porte.
Ceux qui étaient présens à cette entrevue ont remarqué que le curé était devant sa porte dans la position d’un homme qui a l’air d’interdire l’entrée du presbytère à ceux à qui il parle.
C’est ici le lieu d’observer que le lendemain, au point du jour, ou, pour mieux dire, à demi-heure du jour, la femme dudit Charvet et d’autres personnes, ayant appris qu’on avait trouvé des traces de sang sous la Roche, et autres marques qui semblaient indiquer que la femme Charnalet avait voulu se détruire et avait fini par se noyer, se décidèrent à se transporter sur les lieux, en passant derrière le clocher, et que là ils trouvèrent le curé, tenant à la main son bréviaire, à qui ladite Charvet fit cette question : « M. le curé, vous nous avez dit hier soir que vous aviez vu ma malheureuse cousine dans l’église ; ne vous a-t-elle point parlé ? ne vous a-t-elle point demandé à se confesser, car nous savons qu’elle se disposait à aller assister à la première communion de Veurey. Le curé. Elle s’est approchée de moi, m’a demandé à se confesser ; mais je ne l’ai pas trouvée mise assez décemment, et, lui trouvant d’ailleurs un air égaré, je lui ai dit : Ma bonne, je n’ai pas le temps de vous entendre aujourd’hui ; revenez demain. – La femme Charvet. Mais, monsieur, peut-être que si vous l’aviez entendue vous auriez empêché un grand malheur, car on a trouvé des traces de sang du côté de l’Isère. – Le curé. Hé bien ! si je l’avais entendue, et que le malheur fût arrivé, on me l’aurait attribué. Hé bien ! allons sous la Roche… »
Pendant ce colloque, ceux qui étaient présens ont remarqué que la figure du curé était extraordinaire, qu’il changeait de couleur à chaque instant, et qu’il ne parlait que par monosyllabes.
Malheureusement lesdits jours 8 et 9 mai, M. Davin, maire, et moi, son adjoint, nous nous trouvâmes à Grenoble. J’en partis le 9 à huit heures du matin, et à midi j’arrivai à Veuray, village distant de deux heures de celui de Saint-Quentin. La première personne que je rencontrai, fut le sieur Pierre Gérin, oncle de la défunte. Il me témoigna le regret qu’il avait que je ne me fusse pas trouvé à Saint-Quentin la veille, le 8 au soir ; que sa nièce avait disparu à l’entrée de la nuit ; qu’il venait de quitter son mari, qui l’avait cherchée toute la nuit, et qu’il était allé à Veuray au point du jour, pensant que sa pauvre femme s’y serait rendue pour assister à la première communion qui devait s’y faire ce jour-là, sachant que sa femme avait le projet d’y revenir, et que, ne l’ayant pas trouvée, il s’était retiré pour diriger ses recherches sur d’autres points. Je me hâtai de me retirer à Saint-Quentin, malgré la pluie, et le lendemain je fis appeler les personnes qui étaient présumées avoir quelque connaissance des circonstances relatives à cet événement.
Joseph Michon me dit qu’au point du jour, en allant travailler à son champ, le mercredi 9, il trouva sous la Roche, dans la prairie de la veuve Cottin, près d’un noyer, à environ cinq cents mètres de l’église, sur un sentier qui tend à l’Isère, une place couverte de sang, où il se trouvait quelques petits lambeaux de chair, à côté un petit couteau fiché en terre, et une corde d’environ dix-huit pieds de longueur, de la grosseur d’une corde de lessive ; qu’il avait pris le couteau tout ensanglanté, et l’avait caché dans un petit buisson ; que, quelques momens après, ayant réfléchi que ce couteau pourrait au besoin servir de pièce de conviction, il vint le reprendre, le lava, et le déposa chez lui. Sa narration finie, il me le remit.
buisson femme d’Étienne Dory-Charnalet, sortit de sa maison d’habitation, située au Gît, hameau de Saint-Quentin, distant du bourg, et par conséquent de l’église, d’environ un quart de lieue, dirigea ses pas vers l’église, où elle entra à environ sept heures moins un quart. Elle y trouva une religieuse (madame de Saint-Michel) qui faisait sa prière, et à qui elle demanda s’il y avait longtemps qu’elle était là, et si monsieur le curé avait paru ; à quoi madame Saint-Michel répondit qu’il y avait assez de temps, puisqu’il avait presque fini sa prière ; que M. le curé n’avait pas encore paru, mais que si elle désirait lui parler, elle l’irait chercher à la cure. La femme Gérin la remercia, n’accepta pas son offre, et se mit à faire le chemin de croix dans l’église.
(C’est ici le cas d’observer que, quelques instans après, d’autres personnes, en suivant la trace du sang, trouvèrent, à environ quatre cents mètres de là, et toujours sur le sentier qui conduit à l’Isère, et près d’un fossé rempli d’eau, une place couverte de sang, une corde d’environ deux mètres de longueur, et une petite ficelle, et enfin, à environ trois cents mètres de là, au bord de l’Isère, le mouchoir de cou de cette malheureuse femme, mis là à dessein, sans doute pour donner à entendre qu’elle s’était noyée.)
La vue de ce couteau me frappa : il me parut ne pas appartenir à une personne de la campagne, surtout illettrée. C’était un couteau de maître, en très-bon état, à manche d’ébène platiné, ayant, outre sa lame ordinaire, une lame de canif et un tire-bouchon sur le dos. A cette première époque, même quelques jours après, on pensait généralement (et je partageais à peu près cette opinion) que cette femme avait d’abord tenté de se détruire à l’aide du couteau, et qu’enfin elle avait fini par se jeter dans l’Isère. Il était donc naturel de n’avoir point de soupçon contre le curé, et cependant je pensai que le couteau lui appartenait, n’en ayant jamais vu de semblable dans la commune, et sachant que la femme Charnalet avait laissé le sien sur sa table. Je savais que le curé avait goûté chez la femme Charnalet ; qu’il pouvait y avoir oublié son couteau, et que cette femme, dans l’égarement que je lui supposais alors, s’en était servie pour tâcher de se détruire.
Pour éclaircir mes doutes, je résolus, pour la première fois, de rendre ma visite au curé. Je me rendis chez lui après sa messe, sur les neuf heures du matin (c’était le vendredi 10). Après les premiers complimens d’usage, il me dit : « Monsieur, vous paraissez assez bien vous porter ? » Je lui répondis que oui, mais que j’étais très-fatigué ; que j’étais sur pied depuis environ onze jours ; que même aujourd’hui je serais allé à Saint-Marcellin, sans l’aventure de la malheureuse Charnalet. Il ne parut pas désirer que la conversation roulât sur ce sujet : nous parlâmes d’autre chose. J’y revins en lui disant : « M. le curé, on m’a dit que vous aviez vu cette femme deux fois dans la journée de mercredi ? – Oui, monsieur, et voilà à quelle occasion :
Je savais que cette femme était dans l’intention d’aller à Veuray, le lendemain jeudi, pour assister à la première communion qui devait y avoir lieu, et comme j’avais une commission à faire faire au curé de cette paroisse, je me rendis chez elle pour la prier de s’en charger. Chemin faisant, je rencontrai le père Bourdis, son voisin, qui m’offrit à boire du vin blanc chez lui ; ce que j’acceptai. La bouteille étant presque finie, je pris congé de lui, el lui disant que j’allais chez la femme Charnalet sa voisine, pour la charger d’une commission, et je priais Bourdis fils de m’y accompagner ; ce qu’il accepta. Cette femme, après les complimens d’usage, nous pria d’accepter un petit goûter : nous bûmes chacun un coup, et le fils Bourdis fut obligé de nous quitter. Alors je me mis sur la porte, et, apercevant le père Cottin, je l’engageai à entrer et à goûter le vin de la femme Charnalet : il entra, but un coup et se retira. Me voyant seul chez cette femme, je m’amusai un instant à tourner un morceau de bois (le mari de cette femme est tourneur), je donnai ma commission à la femme Charnalet, et je me retirai.
Entre sept et huit heures du soir, et du même jour, étant entré au chœur pour faire ma prière, j’aperçus la femme Charnalet qui faisait dans l’église le chemin de la croix ; elle l’interrompit pour venir à moi, et me dire qu’elle désirait me parler.
Voyant que cette femme avait un air égaré, n’ayant pour toute coiffure qu’une coiffe de nuit, pour manches que celles de sa chemise, et sans bas (elle avait des bas bleus, au rapport de ceux qui l’ont vue entrer dans l’église), je lui dis : Mon enfant, vous n’êtes pas mise décemment pour que je vous reçoive au presbytère, encore moins au confessionnal ; d’ailleurs je n’ai pas le temps : revenez demain. Elle continua son chemin de la croix, je finis ma prière, je me retirai en la laissant dans l’église.
Là il finit son récit, et fit tomber la conversation sur d’autres sujets.
Voulant parvenir au but de ma visite, je dis au curé :
« Il n’y a rien de bien étonnant que cette femme, dont l’esprit, selon vous, paraissait aliéné, ait tâché de se détruire, en employant tous les moyens qu’elle trouva sous sa main, et enfin qu’elle s’est noyée. Mais ce qui m’a singulièrement surpris, c’est que le couteau trouvé à la première place où elle est censée s’être mutilée, ne paraît pas lui appartenir : d’abord, parce que son mari a trouvé le couteau dont elle se servait habituellement sur la table ; ensuite ce couteau n’est pas à l’usage des gens de la campagne, entre autres de ceux qui sont illettrés ; car c’est un couteau de maître, à manche d’ébène, platiné, ayant, outre sa lame ordinaire, une lame de canif et un tire-bouchon. »
Mon récit fini, il garda le plus profond silence.
Au même instant, la tante du curé, qui ignorait que je fusse au presbytère, entra chez nous pour dire bonjour à ma femme et à mes enfans. On parle de l’événement du jour, et sur ce que mes enfans dirent que le couteau était déposé dans mon cabinet, elle demanda à le voir. A son aspect elle fit un mouvement très-marqué de surprise, qu’il est facile d’expliquer.
Le dimanche 5 mai, qui avait précédé le jour de l’assassinat, le curé avait annoncé à son prône des services de requiem pour tous les jours de la semaine, et entre autres, pour le jeudi, celui pour un nommé Rafin. On s’aperçut avec étonnement qu’il ne fit pas ce service.
Une vieille femme rencontra, sur les dix heures du matin du jeudi, jour du lendemain de l’assassinat, la servante du curé, et lui demanda pourquoi le curé n’avait pas célébré le service annoncé : à quoi elle répondit que M. le curé, se sentant indisposé, avait pris une purgation.
Mais on se rappelle que le matin du même jour, avant quatre heures, il était derrière le clocher ; que, sur l’observation de la femme Charvet qu’on avait trouvé sous la Roche des traces de sang, il y était descendu avec elle et autres personnes, dont le nombre augmentait à chaque instant ; que le temps qu’il mit à descendre, à y rester et à remonter, peut être évalué à plus de deux heures ; qu’à chaque instant de la matinée on le voyait hors du presbytère, ou occupé à recevoir du monde chez lui. Tout cela doit faire croire qu’il n’avait pas pris de purgation ce jour-là.
meurtre_de_mingrat.png Representation du moniteur d'Antoine Mingrat (1794-1822)
pretre violeur et meurtrier
 
femme d’Étienne Dory-Charnalet, sortit de sa maison d’habitation, située au Gît, hameau de Saint-Quentin, distant du bourg, et par conséquent de l’église, d’environ un quart de lieue, dirigea ses pas vers l’église, où elle entra à environ sept heures moins un quart. Elle y trouva une religieuse (madame de Saint-Michel) qui faisait sa prière, et à qui elle demanda s’il y avait longtemps qu’elle était là, et si monsieur le curé avait paru ; à quoi madame Saint-Michel répondit qu’il y avait assez de temps, puisqu’il avait presque fini sa prière ; que M. le curé n’avait pas encore paru, mais que si elle désirait lui parler, elle l’irait chercher à la cure. La femme Gérin la remercia, n’accepta pas son offre, et se mit à faire le chemin de croix dans l’église.
Le vendredi 10 mai, je dressai procès-verbal de tout ce que j’avais recueilli, et l’envoyai le samedi 11 à M. le procureur du roi, à Saint-Marcellin.
Ce jour-là et jours suivants, et le jeudi 16, jour de l’Ascension, le curé continua ses fonctions, fit les processions des Rogations, celle de l’Ascension, etc. ; mais les moins clairvoyants s’aperçurent que dans ses fonctions il avait l’esprit préoccupé, et intervertissait l’ordre des prières.
Le même jour 16, à sept heures du matin, on vint m’avertir qu’on avait découvert une cuisse, ensemble la jambe et le pied d’un corps humain, dans le fossé, et vis-à-vis de la deuxième place couverte de sang. Après m’être assuré de ce fait, j’en donnai avis à M. le juge de paix, qui, assisté de deux médecins, se transporta sur les lieux ; là ils reconnurent que c’était la cuisse d’une femme ; que les chairs avaient été coupées et séparées par un instrument tranchant ; que l’auteur du crime avait essayé de couper ou casser l’os avec un gros instrument, et qu’enfin il était parvenu à déboiter l’os.
Alors toutes les incertitudes cessèrent ; on fut convaincu que cette femme avait été assassinée ; le couteau, les indices qu’on avait recueillis dans l’espace de huit jours, etc., indiquaient assez l’auteur du crime. Le lendemain, vendredi, M. le juge de paix fit un second aller sur les lieux pour entendre le témoignage de quelques personnes : la gendarmerie y vint aussi, un lieutenant à la tête.
Sur les neuf heures du matin environ, deux des gendarmes se rendirent chez le curé, non pour se saisir de sa personne, ils n’en avaient pas l’ordre, mais seulement pour examiner sa contenance.
A leur aspect, M. le curé fut déconcerté ; il balbutia quelques mots, et tenait entre ses dents un bout de son mouchoir. Sa tante, le voyant embarrassé, dit aux gendarmes que leur visite, en ce moment, paraissait extraordinaire. Ils répondirent que leur unique objet était de présenter leurs respects à M. le curé, ainsi qu’ils avaient coutume de le faire. Alors il se rassura, leur offrit à se rafraîchir ; ce qu’ils acceptèrent. Leur conversation roula sur des objets étrangers à l’histoire du jour.
Dans cet intervalle, M. le vicaire de Tullin arriva en toute hâte au presbytère, en repartit presque aussitôt, et quelques minutes après le curé disparut. Nous apprendrons plus bas ce qu’il est devenu.
En anticipant sur l’ordre des événemens, nous remarquerons que, neuf jours après sa disparition, on a trouvé aux Tauries, sur une des rives de l’Isère, à huit lieues de Saint-Quentin, le buste de cette malheureuse femme. La justice s’y transporta, accompagnée d’un médecin, qui reconnut que la cuisse droite avait été levée de la même manière que la cuisse gauche, mais que les chairs avaient été coupées plus régulièrement, c’est-à-dire plus vis-à-vis de la jointure ; il remarqua que cette femme avait une blessure transversale faite avec un instrument tranchant, depuis l’estomac jusqu’au bas-ventre, et enfin reconnut au cou des marques de strangulation. On coupa à ce buste la partie de l’os qui était nécessaire pour venir le confronter avec la cuisse, afin de savoir si les deux parties appartenaient au même corps ; ce qui fut reconnu affirmativement d’une manière positive.
Le premier témoin est la servante du curé. Ses premières réponses sont vagues et insignifiantes ; cependant dans sa première, sur la demande faite par le juge de paix, elle fit la description exacte du couteau de poche de son maître : j’étais présent ; on aurait dit, en faisant la description, qu’elle avait le couteau trouvé sous les yeux. Cependant, devant le juge d’instruction, sur la présentation de ce couteau, elle a déclaré qu’il ressemblait beaucoup au couteau de son maître, mais qu’elle ne pouvait affirmer positivement que ce fût le sien, attendu qu’il y avait beaucoup de couteaux qui se ressemblaient.
Cette fille paraît assez brave, et si ses premières dépositions ne sont pas satisfaisantes1 , c’est qu’ayant consulté M. D… sur la manière dont elle devait se conduire, M. D… lui avait dit : « Vous n’êtes obligée de répondre qu’aux questions que l’on vous fera, et vous pouvez taire le reste. »
Par la suite, M. D…, mieux informé de la lettre du serment qu’on exige des témoins, finit par lui dire : « Vous êtes obligée de dire tout ce que vous savez. »
Aussi a-t-elle convenu en substance que, sur les huit heures et demie du soir du mercredi 8, elle entendit des gémissements sourds, partant d’un petit cabinet au premier étage ; que, croyant que son maître se trouvait mal, elle s’était présentée à la porte de ce cabinet ; qu’elle a appelé M. le curé, qui ne lui a pas répondu ; qu’elle voulut ouvrir cette porte, mais qu’elle s’est trouvée fermée en dedans ; qu’alors le curé, craignant qu’elle n’essayât de la forcer, lui cria d’une voix forte : « Marie, descendez, je suis à vous.» ; qu’elle entendit encore des gémissements qui ressemblaient à ceux d’une personne expirante. Elle descendit ; bientôt après le curé la suivit : que ce dernier étant descendu, elle lui dit : « Monsieur, vous m’avez fait bien peur, j’ai cru que vous alliez mourir. » A quoi il répondit avec humeur : « Taisez-vous, vous êtes une simple. »
Elle lui dit : « Monsieur, votre souper est servi. » Alors il se mit à table, et n’y resta qu’un instant. Il se leva de table, se promena à grands pas dans le salon, puis dit à la fille : « Vous pouvez aller vous coucher. » (Depuis quelques jours la fille ne couchait pas au presbytère, mais dans la maison où la tante tenait école.) « Mais, monsieur, pour desservir ? » Le curé répondit : « Je desservirai moi-même. » Le lendemain, au point du jour, en rentrant au presbytère, elle trouva près des lieux communs des cendres encore chaudes, et autour, des vestiges de linge qui n’étaient pas encore entièrement brûlés.
Je ne m’étends pas davantage sur la déposition de la servante. Je dirai seulement que le mardi passé, 12 juin, elle a été interrogée de nouveau, depuis trois heures du soir jusqu’à quatre heures du matin du mercredi, et je sais positivement qu’elle a tout dit, et ce qu’elle a dit suffit au-delà pour établir la culpabilité du curé.
La femme Charnalet était de bonnes mœurs, et jouissant d’une bonne réputation bien méritée. Elle n’avait d’autre défaut que celui de quitter trop souvent les soins de son ménage pour assister, dans les paroisses circonvoisines, aux missions, aux premières communions, et autres dévotions extraordinaires.
saint-quentin Saint-Quentin
 
femme d’Étienne Dory-Charnalet, sortit de sa maison d’habitation, située au Gît, hameau de Saint-Quentin, distant du bourg, et par conséquent de l’église, d’environ un quart de lieue, dirigea ses pas vers l’église, où elle entra à environ sept heures moins un quart. Elle y trouva une religieuse (madame de Saint-Michel) qui faisait sa prière, et à qui elle demanda s’il y avait longtemps qu’elle était là, et si monsieur le curé avait paru ; à quoi madame Saint-Michel répondit qu’il y avait assez de temps, puisqu’il avait presque fini sa prière ; que M. le curé n’avait pas encore paru, mais que si elle désirait lui parler, elle l’irait chercher à la cure. La femme Gérin la remercia, n’accepta pas son offre, et se mit à faire le chemin de croix dans l’église.
Ce ne fut qu’après la disparition du curé que cinq jeunes gens laissèrent transpirer dans le public qu’ils avaient connaissance d’une particularité relative à ce tragique événement.
Voici le résultat de leur déposition : Sachant que la femme Charnalet était entrée à l’église à la chute du jour, et que personne ne l’en avait vue sortir, sachant que son mari la cherchait en vain, ils s’imaginèrent qu’elle pourrait bien être dans le presbytère, et prirent la résolution d’épier sa sortie ; à quel effet, depuis dix heures du soir jusqu’à minuit du mercredi, ils se tinrent constamment sur la place, d’où ils apercevaient la principale face du presbytère ; à minuit, la lumière disparut ; alors ils se portèrent contre le portail de la basse-cour, d’où ils pouvaient aisément voir l’autre face du presbytère, en escaladant le mur de la basse-cour. Deux d’entre eux seulement grimpèrent contre le mur de la basse-cour, de manière cependant qu’ils ne dépassaient sa hauteur que de la tête. Ils virent de la lumière dans le salon, laquelle s’éteignit à l’instant ; alors ils virent le curé sortir de la cure par la porte-fenêtre qui donne dans la basse-cour, lequel, après avoir fait de l’eau tout près d’eux, traversa la basse-cour, et sortit par la porte au couchant, pour arriver dans la prairie du Demi-Arpent, où il se trouve un sentier qui conduit sous la Roche, lieu où l’on dit que le cadavre avait été dépecé. Alors deux d’entre eux, qui n’avaient point l’idée d’un assassinat, croyant que le curé se disposait à faire le tour de l’église ou du presbytère pour voir si quelqu’un l’épiait, firent un grand tour pour le rencontrer, mais il avait disparu. Alors ils ne songèrent plus qu’à rester en vedette pour épier sa rentrée ; mais deux heures sonnèrent, et, comme il pleuvait, ils prirent le parti de se retirer.
En fouillant dans le presbytère la justice n’a point trouvé d’indices ou traces du crime ; seulement, après s’être assurée qu’il n’y en avait point, et qu’il n’y avait jamais eu (depuis le peu de temps que le curé y habitait) ni hache, ni serpe, le juge d’instruction se fit représenter le couteau à hacher la viande, qui parut neuf, mais qui avait au milieu une brèche qui paraissait être récemment faite, ce qui donna l’idée que ce pouvait bien être avec cet instrument, faute d’autre plus commode, qu’on avait essayé, soit de casser ou de couper l’os de la cuisse. On remarqua en même temps que de vieux vêtemens du curé, qu’il portait quelquefois dans son négligé, avaient disparu.
Le curé, en partant, dirigea sa route par Saint-Aupe2, et de là aux Échelles. Il arriva, à la faveur de son costume, à Chambéry ; mais ayant voulu revenir aux Échelles pour y voir sa mère, qu’il savait devoir lui apporter de l’argent, et comme nous avions eu le soin de faire parvenir son signalement au chef des carabiniers royaux, il fut pris par ces derniers aux Échelles, partie de la Savoie, et de là conduit à Chambéry, où il est étroitement gardé.
Je prie ceux qui liront cette note de croire que je l’ai faite à la hâte, le frère de la malheureuse femme Charnalet, qui me l’a demandée, étant pressé de partir pour Paris ; que d’ailleurs en la faisant je n’avais pas la procédure sous les yeux, et que même je n’ai pas eu le temps de la relire pour corriger les fautes qui peuvent s’y être glissées.
Pour mémoire dressé, le 13 juin 1822, par l’adjoint de la commune de Saint-Quentin.

Signé N. BOSSAN


Déposition de la servante de Mingrat


A l’entrée de la nuit, le nommé Rafflin, clerc de l’église, vint pour demander s’il fallait sonner le service de mort que le curé avait annoncé le dimanche pour le vendredi ; il s’adressa à moi. J’appelai le curé, que je supposais être dans sa chambre ; mais il ne répondit pas ; je pris le parti d’y monter. J’entendis des gémissemens sourds, semblables à ceux d’une personne expirante ou qui se trouve mal : le curé ne répondit pas à ma voix. J’essayai de lever le loquet, mais je trouvai la porte fermée en dedans, et craignant que je n’essayasse de forcer la porte, il me cria d’une voix forte : « Marie, descendez, je suis à vous. » Je compris alors que le curé n’était pas dans sa chambre à coucher, mais dans un petit cabinet à côté. Je descendis ; à l’instant le curé parut au haut de l’escalier, et dit : « Qui me demande ? – Monsieur, répondis-je, c’est Rafflin, qui veut savoir s’il faut, à l’angélus, sonner les glas pour annoncer le service de demain. Il répondit : « Non, » et rentra à l’instant dans sa chambre, fermant sur lui sa porte à clef . Moi, qui avais quelques soupçons, je montai doucement près de la porte, d’où j’entendis les mêmes gémissemens, mais plus sourds4.
J’entendis aussi le roulement d’un lit qu’on agitait violemment dans le petit cabinet. Les gémissemens cessèrent enfin, et, n’entendant plus rien, je descendis. Quelque temps après le curé descendit aussi dans le plus effrayant désordre.
Au lieu d’aller chez M. Huerard porter le journal, je passai derrière le clocher, je traversai la basse-cour, et je vins me blottir contre le portail, afin d’être plus à portée d’entendre ce qui se passait. Je vis avec étonnement qu’il y avait de la lumière dans le petit cabinet. Il faut observer que le petit cabinet n’avait ni table, ni autres meubles, excepté le lit : qu’alors le curé ne pouvait ni lire, ni écrire. Je n’entendais rien ; j’imaginai de grimper sur le portail afin d’essayer si je pourrais voir ce qui se passait en dedans : mais en essayant d’y monter, je fis un bruit assez fort qui fut entendu du curé. En effet, je l’entendis descendre précipitamment l’escalier et ouvrir de même les portes de la cuisine qui communiquent au hangar, se dirigeant ensuite du côté où il avait entendu le bruit, en criant à plusieurs reprises : « Qui est là ? » Ayant peur, je ne répondis rien ; mais le sentant approcher, je lui dis en tremblant : « Monsieur, c’est moi. » Le curé, fâché, me dit : « Que faisiez-vous là au lieu de faire ma commission ? – Monsieur, j’étais venue fermer le poulailler. – Vous mentez ; vous étiez là pour autre chose. » M’éloignant de lui doucement, je rentrai dans la cuisine servir le souper ; j’avertis mon maître, qui se mit à table, et ne toucha probablement à rien, car il n’y resta qu’environ une minute ; il me commanda derechef de porter le journal…
En entrant dans la cuisine je m’étais aperçue que l’on avait dérangé le feu, que j’avais recouvert, et même je vis qu’on avait fait grand feu il n’y avait pas longtemps. J’entrai dans la basse-cour ; près des communs j’aperçus des gouttes de sang sur un peu de paille fraîchement écartée, et un petit lambeau de chair sur une feuille de noyer sèche. En regardant par le trou des communs, je vis que les immondices étaient recouvertzs de terre fraîche, et, l’écartant un peu, j’aperçus des cendres et quelques morceaux de linge brûlé à demi, entre autres un morceau de drap noir, aussi à demi-brûlé ; je compris alors que le sang que j’avais vu sur la paille provenait de ce qu’on y avait entreposé des habits ensanglantés.





[1] La pauvre femme avait dû faire l’objet de menaces épouvantables de la part de son maître pour celer la vérité ou, à tout le moins, la déguiser. Jetée quelques jours en prison sur l’ordre du juge, elle narra tout ce qu’elle savait avant d’être remise en liberté.  Note1
[2] Sic  Note2
[3] C’est le moment où il avait laissé l’infortunée victime près d’expirer.  Note3
[4] Ce peu d’instans de repos ranima un reste de la force de la patiente, qu’il se hâta de faire évanouir sous ses féroces étreintes.  Note4

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