Paul-Louis Courier

épistolier, pamphlétaire, helléniste
photo1 photo2
 
prec A M. de Sainte-Croix - 2 octobre 1806 A M. Sigismond Viollet-le-Duc1 [Sans mention] A Mme Marchand - 1806 Suiv

De Mileto, en Calabre, le15 octobre 18062

O n croit généralement ici que la guerre recommence en Allemagne. J'ai les plus fortes raisons pour souhaiter d'y être employé et de quitter ce pays, où il ne me reste rien à faire, ni à voir, ni à espérer. Ne pourrais-tu pas m'obtenir ce changement de destination ? N'as-tu aucune relation avec ceux qui règlent ces sortes de choses, et auxquels il doit être assez indifférent que je me fasse tuer ici ou là-bas par un sous-diacre embusqué derrière une haie, ou par un hussard prussien. Je ne vois que toi dont l’intercession me puisse attirer cette grâce d’en haut.
Cette demande en elle-même est peu de chose, puisqu'il ne s'agit ni d'argent ni d'avancement. Ton amitié que j'implore, et sur laquelle j’ose compter, ferait pour moi plus que cela. Mais non, c’est beaucoup si tu me tires de ce purgatoire, où je suis sans avoir péché. Bien plus, je suis la dupe de ma bonne volonté et de l'envie que j'ai eue de servir utilement. Écoute ma déconvenue. Avant la dernière campagne de l’empereur, lorsque tout était en paix, je voulus venir dans ce royaume parce qu'il y avait une armée que l'on croyait destinée à le conquérir ou à quelque autre expédition. Cela fit qu’ensuite je n’allai point à la grande armée. Si ce fut pour moi un bonheur ou un malheur, Dieu le sait. Mais enfin j'aurais pu là me distinguer tout comme un autre. Nous quittâmes ce pays-ci, et après avoir battu près de Venise le corps de M. de Rohan, nous y revînmes sous les ordres du prince Joseph, aujourd'hui roi.
Joseph Bonaparte, roi de NaplesJoseph Bonaparte, roi de Naples Arrivé à Naples, où je pouvais rester, je demandai à faire partie de l'expédition de Calabre, où personne ne voulait aller. Dans cette campagne, une des plus exécrables qui se soient faites depuis longtemps, j'ai eu beaucoup plus que ma part des fatigues et des dangers. Employé à tout et partout, et mis, comme on dit, à toute sauce par le général Reynier, j'ai perdu huit chevaux, pris ou tués, mes nippes, mon argent, mes papiers, le tout évalué 12 000 fcs par la discrétion du perdant. Une petite pacotille que m'avaient faite mes amis après m'avoir habillé, vient de m'être prise comme la première. Mon domestique est crucifié, quoique indigne, et je reste avec une chemise qui ne m'appartient pas. Cependant mes camarades, qui n'ont pas bougé de Naples, qui peut-être ont passé dix jours devant Gaète, où nous avons perdu cinq hommes du corps impérial, ont eu tous de l'avancement. Il n'est qu'heur et malheur. Ceux-là ont pris Gaète on ne demande pas comment, ni en combien de temps, ni quelle défense a fait la place. Nous on nous a rossés. Pouvions-nous ne pas l'être ? C'est ce qu'on n'examine point. Mais pardieu ce ne fut pas la faute de l'artillerie qui toute s'est fait massacrer ou prendre, et de fait se trouve détruite, sans pouvoir être remplacée.
Maintenant nous faisons la guerre ou plutôt la chasse aux brigands, chasse où le chasseur est souvent pris. Nous les pendons, ils nous brûlent le plus doucement qu’ils peuvent et nous font quelquefois l'honneur de nous manger. Nous jouons avec eux à cache-cache mais ils savent ce jeu-là mieux que nous. Nous les cherchons bien loin, lorsqu'ils sont tout près. Nous ne les voyons jamais, ils nous voient toujours. La nature du pays et l'habitude qu'ils en ont font que même étant surpris, ils nous échappent aisément, non pas nous à eux. Te préserve le ciel, mon cher, de jamais tomber entre leurs mains comme il m'est arrivé à moi. Si je m'en suis tiré sans y laisser ma peau, c'est un miracle que Dieu n'avait point fait depuis l'aventure de Daniel dans la fosse aux lions. Bien m'a pris de savoir l'italien et de ne pas perdre la tête. J'ai harangué, j'ai déployé, comme tu peux croire, toute mon éloquence. Bref j'ai gagné du temps, et l'on m'a délivré. Une autre fois, pour éviter pareil ou pire inconvénient, je partis dans une mauvaise barque par un temps encore plus mauvais, et fus trop heureux de faire naufrage sur la même côte où peu de jours avant on avait égorgé l'ordonnateur Michaud avec toute, son escorte. Une autre fois, sur une autre barque, je rencontrai une frégate anglaise qui me tira trois coups de canon. Tous mes marins se jetèrent à l'eau et gagnèrent la terre en nageant. Je n'en pouvais faire autant. Seul, ne sachant pas gouverner ma petite voile latine, je coupai avec mon sabre les chétifs cordages qui la tenaient, et les zéphyrs me portèrent, moins doucement que Psyché près d'une habitation d'où, aux signaux, que je fis, on vint me secourir et me tirer de peine.
Que peut faire, dis-moi, dans une pareille guerre un pauvre officier d'artillerie sans artillerie (car nous n'en avons plus) ? Distribuer des cartouches à messieurs de l'infanterie, et les exhorter à s'en bien servir pour le salut commun. C'est où en sont réduits tous mes camarades, et le général Mossel3 lui-même. Ce service ne me convenant pas, pour être quelque chose je suis officier d'état-major, aide de camp, tout ce qu'on veut, toujours à l'avant-garde, crevant mes chevaux, et me chargeant de toutes les commissions dont les autres ne se soucient pas. Mais tu sens bien qu'à ce métier, je ne puis gagner que des coups et me faire estropier en pure perte. Jamais dans l'artillerie, on ne me tiendra compte d'un service fait hors du corps, et les généraux près desquels je sers, assez empêchés à se soutenir eux-mêmes, ne sont pas en passe de rien faire pour moi.
J'aimerais mieux cent fois commander à la Grande armée une compagnie d'artillerie légère, armée que d'être ici général comme l'est Mossel, c'est-à-dire garde magasin des munitions de l'infanterie. Je n'ai pas de temps à perdre. Si cette campagne-ci se fait encore sans moi, comme celle d'Austerlitz, où diable veux-tu que je t'y attrape de l'avancement ? Avancer est chose impossible dans la position où nous sommes. Cela est vrai moralement et géographiquement parlant. Confinés au bout de l'Italie, nous ne saurions aller plus loin, et nous n'avons ici, non plus de grades à espérer que de terre à conquérir. Par pitié ou par amitié, tire-moi de ce cul-de-sac. Ôte-moi d'un poste où je suis déplacé et où je ne puis rien faire. Invoque s'il est nécessaire pour si peu de chose, ton patron et le mien, le général Duroc. Faudra-t-il encore qu’il aille à l’armée sans que je l’y suive ? Moi qui lui dois tout et n’espère qu’en lui, parle, écris, je t'avouerai de tout pourvu que tu m'aides à sortir de cette botte au fond de laquelle on nous oublie. Si cela passe ton pouvoir, si l'on veut à toute force me laisser ici officier sans soldats, canonnier sans canons, s'il est écrit que je dois vieillir en Calabre, la volonté du ciel soit faite en toute chose4.
On trouve tout ici, hors le nécessaire, des ananas, de la fleur d'orange, des parfums, tout ce que vous voulez mais ni pain ni eau.

[Courier
Officier supérieur de l’artillerie]


[1] Sautelet indique : A M. Leduc, officier d’artillerie à Paris.  Note1
[2] Sautelet indique la date du 18 octobre 1806.  Note2
[3] Jean, Louis, Olivier Mossel naquit à La Grasse le 2 avril 1770. Général de brigade, il fut élevé à la dignité de baron d’empire le 26 octobre 1808. Il mourut en 1848. Quand Courier servait en Calabre, Mossel commandait l’artillerie.  Note3
[4] Vers tiré du Tartuffe, acte III, scène 7.  Note4

trait

prec A M. de Sainte-Croix - 2 octobre 1806 Home
Début
[Sans mention] A Mme Marchand - 1806 Suiv