Paul-Louis Courier

Epistológrafo, libelista, helenista
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prec De Mme Marchand de Paris [Sans mention] De Mme Sophie Pigalle de Lille Suiv

Frascati, le 23 janvier 1812[1]


J Jean_Jacques_Rousseau.png Jean Jacques Rousseau par Quentin de la Tour
 
’ai reçu, Monsieur, votre lettre que m'a remise M. Fauris de Saint-Constant ; c'est un homme de mérite, et je vous remercie de m'avoir voulu procurer une si belle connaissance. Mais malheureusement je ne suis plus du monde. Je fuis un peu le genre humain et je le donnerais ma foi de bon cœur à tous les diables, n'étaient quelques gens comme vous en faveur desquels je fais grâce à tout le reste. Il me charge, M. Ferri, de recommander à votre souvenir un sien ouvrage de l'Art de traduire. Apparemment vous êtes au fait, et vous saurez ce que cela veut dire.
Je lis toujours avec plaisir vos Ω[2], quand cette feuille me tombe sous la main. Vous êtes riche en citations de vos auteurs; Dieu me pardonne, votre sac est plein. Vous avez quelque projet. On ne fait pas pour rien de telles provisions. Courage, Monsieur, venez au secours de notre pauvre langue, qui reçoit tous les jours tant d'outrages. Mais je vous trouve trop circonspect. Fiez-vous à votre propre sens. Ne feignez point de dire en un besoin que tel bon écrivain a dit une sottise. Surtout gardez-vous bien de croire que quelqu'un ait écrit en français depuis le règne de Louis XIV. La moindre femmelette de ce temps-là vaut mieux pour le langage que les Jean-Jacques, Diderot, d'Alembert, contemporains et postérieurs. Ceux-ci, ce sont tous des ânes bâtés, sous le rapport de la langue, pour user d'une de leurs phrases ; vous ne devez pas seulement savoir qu'ils aient existé. Voilà qui est plaisant ; je fais le docteur avec vous. Je vous tiendrais trop à vous dire tout ce que j'ai rêvé là-dessus.
Ce n'est donc pas vous qui succédez à M. Ameilhon[3], ni Coraï non plus ? Il y a en France quelqu'un plus habile que vous deux ? On me dit que c'est un commis de la trésorerie. Croyez-vous qu'il eût été reçu si le caissier se fût présenté ?
Nous avons ici, vous le savez, le célèbre M. Millin. Mais vous serez bien surpris quand vous apprendrez qu'il arrive n'ayant que trois habits habillés. Il est clair qu'il a cru que Rome n'en méritait pas davantage. Il reconnaît sa faute et pour la réparer, il écrit à Paris qu'on lui envoie ventre à terre par une estafette, ses autres habits habillés et le plus habillé de tous, son habit de membre de l'Institut. Rome verra sa broderie, son claque et sa dentelle. C'était le moins qu'il dût aux Césars et à l'impératrice Faustine[4], qui ne reçut jamais de membre d'aucun corps que dans l'état convenable. Il faut que cette science de l'étiquette et du savoir-vivre ait fait à Paris de grands progrès. Car il nous en vient de temps en temps des modèles accomplis. M. De Gérando était ici naguère. Chaque fois qu'il parlait en public, il ne manquait point de saluer le Capitole et les Sept Collines et le Tibre et la colonne Trajane. Il avait toujours quelque chose d'obligeant à dire aux Scipions et aux Antonins. Sa civilité s'étendait à toute la nature et à tous les siècles. M. Millin projette d'aller jusqu'en Calabre, pays où l'on n'a jamais vu d'habits habillés. A peine y habille-t-on les hommes.
Ne me parlez point des papyri[5]. C'est le sujet de mes pleurs. Ils étaient bien mieux sous terre que dans les mains barbares où le sort les a mis. Il y a là force scribes et académiciens payés pour les dérouler, déchiffrer, copier, publier. Ce sont autant de dragons qui en défendent l'approche à tout homme sachant lire, et qui n'en font, eux, nul usage. Monsignor Rosini[6] s'en occupa jadis ; mais depuis qu'il est prélat de cour, il n'a plus dans la tête que le baciamano[7] et le petit coucher. Si vous y allez jamais, on vous les montrera, mais de loin, comme la Sainte Ampoule ou l'épée de Charlemagne. Je n'ai pu seulement obtenir qu'on en copiât un alphabet de la plus belle écriture.
La mort de M. Bast m'a vraiment affligé, quoique je ne le connusse point. Mais j'espérais le connaître un jour et tous ceux qui cultivent comme lui ces études me sont un peu parents. Mais c'est vous, Monsieur, que je plains. Je ne vous dirai point que de telles pertes se puissent réparer. Rien n'est si rare qu'un ami, et en trouver deux dans sa vie, ce serait gagner deux fois le quine[8].
Je compte être bientôt à Paris où je me promets le plaisir de causer avec vous. En attendant je suis, Monsieur, votre, etc


[1] Sautelet donne la date du 23 mars et précise « A M. Boissonade ».  Note1
[2] Ω était le symbole utilisé par Boissonade pour signer ses articles.  Note2
[3] Né à Paris le 6 avril 1730, Hubert Pascal Ameilhon, fils de Pierre Pascal Ameilhon, maître-tailleur, et de Marie-Cécile Rigaud, son épouse effectue des études de théologie mais n’embrasse pas la carrière ecclésiastique. Le 20 octobre 1781, il épouse en l'église Saint-Paul, Alexis Henriette Drouart, veuve d'un directeur des fermes. Elle meurt le 28 janvier 1808 sans lui avoir donné d'héritiers.
Il est élu à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en avril 1766 et reçu à l'Institut, classe de Littérature et Beaux-Arts (antiquités et monuments), le 24 frimaire de l'an IV (15 décembre 1795). Il appartint à la Société d'agriculture du département de la Seine depuis sa fondation le 4 février 1799 et devint en 1804 membre étranger de l'Académie de Göttingen.
Sous la Révolution dont il est partisan, il est nommé bibliothécaire de la ville de Paris puis bibliothécaire de l'Arsenal le 9 floréal an V (28 avril 1797), administrateur de cette bibliothèque le 20 octobre 1800 et administrateur perpétuel le 28 janvier 1803. A la fin de 1799, il est chargé de traduire le texte de la pierre de Rosette. Il est nommé chevalier de la Légion d'Honneur le 18 décembre 1803.
Il décède le 13 novembre 1811.  Note3
[4] Vraisemblablement Annia Faustina, épouse de Marc-Aurèle.  Note4
[5] Les manuscrits trouvés à Herculanum  Note5
[6] Philologue italien, Charles Marie Rosini (1748-1836) fut l’adjoint de l’abbé Nicola Ignarra pour le déchiffrement des papyrus découverts à Herculanum. En 1797, il est nommé évêque de Pouzzoles.  Note6
[7] Baise-main.  Note7
[8] Au jeu du trictrac, coup amenant deux cinq.  Note8

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