Paul-Louis Courier

Epistológrafo, libelista, helenista
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prec Lettre V Lettre VI au rédacteur du Censeur Lettre VII Suiv

Véretz, le 12 novembre 18191

Monsieur,

I l faut mettre de l’encre et tirer avec soin. Dites cela, je vous prie, de ma part à votre imprimeur, s’il a quelque envie que ses feuilles sortent lisibles de la presse. Je déchiffre à peine la moitié d’un de vos paragraphes du 22, dans lequel je vois bien pourtant que vous louez les Français comme un peuple rempli de sentiments chrétiens, et faites un juste éloge de notre dévotion, bonne conduite, soumission aux pasteurs de l’Eglise. Nous vous en sommes bien obligés ; cela est généreux à vous dans un moment où tant de gens nous traitent de mauvais sujets, et appellent pour nous corriger les puissances étrangères. Votre dessein, si je ne me trompe, est de faire voir que nous pouvons nous passer de missions, et que, chez nous, les bons Pères prêchent des convertis. Vous dites d’abord excellemment : La religion est honorée ; puis vous ajoutez quelque chose que j’eusse voulu pouvoir lire, car la matière m’intéresse. Mais, dans mon exemplaire, je distingue seulement ces lettres, l. p..p.e cro.t.t p..e ; là-dessus, quoi que nous ayons pu faire, moi et tous mes amis, à grand renfort de bésicles, comme dit maître François2, nous sommes encore à deviner si vous avez écrit en style d’Atala, le peuple croit et prie, ou, moins poétiquement, le peuple croît (circonflexe) et paye. Voilà sur quoi nous disputons, moi et ces messieurs, depuis deux jours. Ils soutiennent la première leçon ; je défends la seconde, sans me fâcher néanmoins, car mon opinion est probable ; mais, comme disent les jésuites, le contraire est probable aussi.
Mes raisons cependant sont bien bonnes. Mais je veux premièrement vous dire celles de mes adversaires, sans vous en rien dissimuler ni rien diminuer de leur force. Le peuple croit, disent-ils, cela est évident. Il croit qu’on songe à tenir ce qu’on lui a promis ; que tout à l’heure on va exécuter la Charte, et il prie qu’on se hâte, parce qu’il se souvient de la poule au pot qu’on lui promit jadis, et qui lui fut ravie par un de ces tours que l’agneau enseigne à ceux de la société3 (belle expression du père Garasse). Or, le peuple, en même temps qu’on lui présente la Charte, aperçoit dans un coin de la société l’agneau4 et cela l’inquiète.
Il croit que ses mandataires vont faire ses affaires. Il croit bien d’autres choses, car il est fort crédule. Il prie les gouvernants de l’épargner un peu, et il croit qu’on l’écoute. En un mot, le peuple est toujours priant et croyant. Croire et prier, c’est son état, sa façon d’être de tout temps ; et le journaliste, homme d’esprit, ne peut avoir eu d’autre idée. C’est ainsi qu’ils expliquent et commentent ce passage. Doctement !
Mais je dis : le peuple croît (avec un accent circonflexe). Il croît à vue d’œil, comme le fils de Gargantua, et paye. Ce sont deux vérités que le journaliste, en ce peu de mots, a heureusement exprimées. Le peuple croît et multiplie ; se peut-il autrement ? tout le monde se marie. Les jeunes gens prennent femme dès qu’ils pensent savoir ce que c’est qu’une femme. Peu font vœu de chasteté, parce qu’un pareil vœu sent le libertinage5 ; ou plutôt, on sait aujourd’hui qu’il n’y a de chasteté que dans le mariage. Aussi les filles n’attendent guère. Autrefois, dans ce pays, une mariée de village avait rarement moins de trente ou trente-cinq ans. A cet âge maintenant elles sont toutes grand’mères, et fort éloignées de s’en plaindre. On ne craint plus d’avoir des enfants depuis qu’on a de quoi les élever, et même de quoi les racheter quand le gouvernement s’en empare. Chaque paysan presque possède ce que nous appelons une goulée de benace6, un ou deux arpents de terre en huit ou dix morceaux, qui, labourés, retournés, travaillés sans relâche, font vivre sa famille. C’est un grand mal que cela. Mais on va y remédier. On va recomposer les grandes propriétés pour les gens qui ne veulent rien faire. La terre alors se reposera. Chaque gentilhomme ou chanoine aura, pour sa part, mille arpents, à charge de dormir ; et, s’il ronfle, le double.
Ce qui fait aussi que le peuple croît, c’est qu’en tout, on vit mieux à présent qu’autrefois. On est nourri, vêtu, logé bien mieux qu’on ne l’était, et les mœurs s’améliorent avec le vivre physique. Moins de célibataires, moins de vices, moins de débauches. Nous n’avons plus de couvents : détestable sottise qui se pratiquait jadis, de tenir ensemble enfermés, contre tout ordre de nature, des mâles sans femelles, et des femelles sans mâles, dans l’oisiveté du cloître, où fermentait une corruption qui, se répandant au dehors, de proche en proche, infectait tout. Dieu sans doute ne permettra pas que ceux qui, chez nous, veulent rétablir de pareils lieux d’impuretés réussissent dans leurs desseins. Nos péchés, quelque grands qu’ils soient, n’ont pas mérité ce châtiment ; notre orgueil, cette humiliation. Il en faut convenir pourtant : ce serait une chose curieuse à voir parmi le peuple actif, laborieux, dont chaque jour l’industrie augmente, les travaux se multiplient, et dont par conséquent la morale s’épure, car l’un suit l’autre ; ce serait un bizarre contraste, qu’au milieu d’un tel peuple, une société de gens faisant publiquement vœu de fainéantise et de mendicité, si l’on ne veut dire encore et d’impudicité.
Parmi les causes d’accroissement de la population, il ne faut pas compter pour peu le repos de Napoléon. Depuis que ce grand homme est là où son rare génie l’a conduit, s’il eût continué de l’exercer, trois millions de jeunes gens seraient morts pour sa gloire, qui ont femmes et enfants maintenant ; un million serait sous les armes, sans femmes, corrompant celles des autres. Il est donc forcé, en toute façon, que le peuple croisse ; ainsi fait-il, ayant repos, biens et chevances, peu de soldats et point de moines.
A présent, je dis le peuple paye, et nul ne me contredira. Si ce n’est là, Monsieur, ce que vous avez écrit, c’est ce qu’il fallait écrire, pour n’avoir point de dispute. Le peuple prie est une thèse un peu sujette à examen. Le peuple paye est un axiome de tout temps, de tout pays, de tout gouvernement. Mais le peuple français sur ce point se distingue entre tous, et se pique de payer largement, d’entretenir magnifiquement ceux qui prennent soin de ses affaires, de quelque nation, condition, mérite ou qualité qu’ils soient ; aussi n’en manque-t-il jamais. Quand tous ses gouvernants s’en allèrent un jour, croyant lui faire pièce et le laisser en peine, d’autres se présentèrent qu’on ne demandait pas, et s’impatronisèrent ; puis les premiers revenant comme on y pensait le moins (avec quelques voisins), grand conflit, grand débat, que le peuple accommoda en les payant tous, et tous ceux qui s’étaient mêlés de l’affaire ; tant il est de bonne nature ; peuple charmant, léger, volage, muable, variable, changeant, mais toujours payant. Qui l’a dit ? Je ne sais, Bonaparte ou quelque autre : le peuple est fait pour payer ; et lisez là-dessus, si vous en êtes curieux, un chapitre du testament de ce grand cardinal de Richelieu, dans lequel il examine, en profond politique et en homme d’Etat, cette importante question : Jusqu’à quel point on doit permettre que le peuple soit à son aise. Trop d’aise le rend insolent ; il faut le faire payer pour lui ôter ce trop d’aise. Trop peu l’empêche de payer ; il faut lui laisser quelque chose, comme aux abeilles on laisse du miel et de la cire. Il lui faut même encore, sans quoi il ne travaillerait, n’amasserait ni ne payerait, un peu de liberté. Mais combien, c’est là le point. M. Decazes nous le dira. En attendant, nous lui payons, bon an, mal an, neuf cents millions, et s’il payait comme nous tout ce qu’on lui demande, il aurait bien moins de querelles.
A vrai dire aussi on le chicane sur l’emploi de ces neuf cents millions. Le meilleur usage qu’il en pût faire, ce serait, selon moi, de les jouer au biribi, ou d’en entretenir des nymphes de l’Opéra, à l’insu de madame la comtesse. Cela serait tout à fait dans le bel air de la cour, et vaudrait mieux pour nous que de le voir donner notre argent à des soldats qui communient et nous suicident dans les rues, qui escortent la procession et nous coupent le nez en passant ; à des juges qui appliquent la loi si rudement aux uns, si doucement aux autres ; à des prêtres qui ne nous enterrent que quand nous mourons à leur guise et en restituant7. Il arriverait que bientôt, ne comptant plus sur ces gens-là, nous essayerions de nous en passer, de nous garder, de nous juger, de nous enterrer les uns les autres, et, en un besoin, de nous défendre nous-mêmes sans soldats ; seul moyen, se dit-on, d’être bien défendus, et tout en irait mieux. La cour passerait le temps gaiement, sans s’embarrasser de contenter les puissances étrangères. Voilà le conseil que je donne à M. Decazes, par la voie de votre journal. Mais M. Decazes ne vous lit point ; il travaille avec Mademoiselle8.
Au reste, il est bien vrai, Monsieur, et vous avez raison de le dire, que nous sommes un peuple religieux, et plus que jamais aujourd’hui. Nous gardons les commandements de Dieu bien mieux depuis qu’on nous prêche moins. Ne point voler, ne point tuer, ne convoiter la femme ni l’âne, honorer père et mère, nous pratiquons tout cela mieux que n’ont fait nos pères, et mieux que ne font actuellement, non pas tous nos prêtres, mais quelques-uns revenus de lointain pays. Rarement à courir le monde devient-on plus homme de bien9, mais un ecclésiastique, dans la vie vagabonde, prend d’étranges habitudes. Messire Jean Chouart10 était bonhomme, tout à son bréviaire, à ses ouailles ; il était doux et humble de cœur, secourait l’indigent, confortait le dolent, assistait le mourant, il apaisait les querelles, pacifiait les familles : le voilà revenu d’Allemagne ou d’Angleterre, espèce de hussard en soutane, dont le hardi regard fait rougir nos jeunes filles, et dont la langue sème le trouble et la discorde ; hardi, querelleur, cherchant noise ; c’est un drôle qui n’a pas peur, tout prêt à faire feu sur les bleus au premier signe de son évêque. Tels sont nos prêtres au retour de l’émigration. Ils ont besoin de bons exemples et en trouveront parmi nous. Mais si nous sommes plus forts qu’eux sur les commandements de Dieu, ils nous en remontreront à leur tour sur les commandements de l’Eglise qu’ils se rappellent mieux que nous et dont le principal est, je crois, donner tout son bien pour le ciel. Vous me demandez, disait ce bon prédicateur Barlette11, comment on va en paradis ? Les cloches du couvent vous le disent ; donnez, donnez, donnez. Le latin du moine est joli. Vos quœritis a me, fratres carissimi, quomodo itur ad paradisum ? Hoc dicunt vobis campanœ monasterii, dando, dando, dando.


[1] Lettre parue le 18 décembre et qui annonce le Simple discours.  Note1
[2] Maître François désigne l’auteur de Gargantua.  Note2
[3] C’est la Société de Jésus qui, ici, est visée. Cf. Pascal, 5e Provinciale.  Note3
[4] Idem.  Note4
[5] Molière, Tartuffe, acte I, scène 6.  Note5
[6] Ancienne expression tourangelle formée à partir de goulée, ce qu’on se met dans la « gueule » et benace, charrue tirée par un animal de trait. Une goulée de benace est une surface de terrain que l'on peut labourer en un jour.  Note6
[7] Il faut entendre en restituant les biens confisqués par la Révolution à leurs propriétaires dépossédés.  Note7
[8] Fille du duc de Berry.  Note8
[9] Vers pris dans le voyage à Munich de Régnier-Desmarets.  Note9
[10] Jean Chouart est le patronyme que La Fontaine donne au curé dans sa fable le curé et le mort.  Note10
[11] Le dominicain Gabriele de Barletta était très apprécié dans la Naples du 15e siècle pour ses prédications burlesques.  Note11

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