Paul-Louis Courier

Cronista, panflettista, polemista
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prec A M. Poydavant - 28 novembre 1805 A M. [Sans mention] Bataille, mes amis,… - février 1806 Suiv

Padoue, le 13 décembre 1805.

V ous êtes de mauvais plaisants, et votre conte ne vaut rien. Voici en toute vérité comment la chose s'est passée.
Dès qu'il eut les talons tournés je voulus dire un mot à la belle. Il l'enferme comme tu sais, mais elle a une double clef. Je fus me poster dans cette niche obscure sur l'escalier, comptant qu'on m'ouvrirait. Elle dit, elle jure ne m'avoir point promis, et peut-être en effet m'étais-je trompé sur un signe qu'elle me fit. Je crus avoir un rendez-vous. J'attendais là depuis une heure ou plus le fortuné moment. Porte close, rien ne bougeait dedans ni dehors. Je commençais à perdre patience. Quelqu'un monte. C'était Monsieur le secrétaire. Sans tousser ni frapper, sans faire aucun signal, il arrive, on lui ouvre, il entre en homme que l'on attendait. Je le vis de mes yeux et ne le pouvais croire (prends ce vers ; je te le donne, mets-le avec les tiens). Loin de me fâcher, j'en ai ri de bon cœur. Ne voulant point du tout les troubler, je m'en allai rejoindre mon animallacio1 à la revue du train.
Voilà tout et c'est bien assez pour vous divertir quelque temps, Messieurs, à mes dépens.
Romance L’histoire du pot de chambre n’est ni vraie, ni neuve, et celui qui vous a régalés de ce trait n’a pas fait là grande dépense d’imagination.
Mais le lendemain j'eus ma revanche, et c'est ce qu'on ne vous a pas dit. Sous les arcades le lendemain, je la vis en baulta2 qui se dérobait dans l'ombre et courait ; je la suivis. Elle entra où demeure le colonel Detrées3, l'écuyer de madame mère5, Pommade forte, tu sais, ou tu ne le sais pas. Madame mère se plaignait à lui de quelques procédés de son fils : Nom de Dieu, si j'étais de vous, Madame, je lui relèverais le toupet avec de la pommade forte. Le nom lui en est demeuré.
Elle entra donc chez Pommade forte et moi aussitôt à mon embuscade, sûr de n'attendre pas inutilement cette fois. Au bout d'un quart d'heure, je la vois, tout affannata5, toute rouge, monter les degrés quatre à quatre. Sans m'apercevoir, elle ouvrit et moi en deux pas et un saut me voilà entré avec elle. Grand débat ; scène de théâtre. Elle veut me chasser ; je reste. Elle se désolait ; je riais. Pianse, pregô, ma in vano ogni parola sparse6.
Salva pouvait venir, il venait même ; c'était l'heure. Le danger augmentait pour elle à chaque instant. Je lui dis sans finesse et sans fleur de langage le prix que je mettais à ma retraite. Dunque fa presto7, me dit-elle. Je fis presto et je partis.
J'en pourrais prendre désormais avec elle tant que j'en voudrais, car elle est à ma discrétion ; ou bien lui faire quelque noirceur ; et vous autres vauriens vous n'y manqueriez pas. Demanelle par exemple... mais vous savez que je ne me pique pas de vous imiter. Je la vois, je lui parle tout comme auparavant. Même ton, mêmes manières. A table, pas un mot qui puisse l'embarrasser. Seule, pas la moindre liberté ; pour sa personne, j'en quitte ma part. Son secret, je le garde comme si elle me l'eût confié. Un pareil procédé la touche, lui semble rare et nouveau. Elle n'avait vu jusqu'ici que des gens de votre espèce, qui abusent insolemment de tous leurs avantages.
Que parlez-vous d'ennemis ? Y a-t-il des ennemis ? Nous n'en avons nulle nouvelle depuis la dernière affaire.
De nos chevaux de prise le meilleur ne vaut guère. Je t'en enverrai dix si tu veux les nourrir. Michel8 en chevauche un qu'il a choisi entre tous, mais long d'une longueur dont on ne voit point la fin. Son dos paraît fait pour une file, ou pour les quatre fils Aymon. Michel y est comme isolé. Enfin c'est une bête à porter tout l’état-major du génie et le génie de l’état-major.
Quand nous verrons-nous ? Je ne sais. J'ai déjà une chose à te dire qu'assurément je n'écrirai point9. C'est dommage car bien des traits dont je suis témoin tous les jours en vaudraient la peine et cela vous divertirait. Mais pour moi, écrire c'est ma mort. Et puis je n’en finirais jamais.

Tanto vi ho da dire che incomminciar non oso.10

C'est le secrétaire qui a fait faire pour cette belle une fausse clef de sa prison. C'est lui qui l'a mariée au général Salva. C'est lui qu'elle aime d'amour, bonne créature au fond comme toutes les coquines. Adieu, je vous embrasse tous.


[1] Animal, au sens péjoratif du terme, lequel désigne le général Reynier sous les ordres duquel Courier servait.  Note1
[2] En domino.  Note2
[3] Né le 11 septembre 1769, François Detrès fut chef de brigade en 1799 puis colonel. Nommé commandant dans la Légion d’honneur le 14 juin 1804, il devint général de brigade le 4 avril 1807. Il mourut le 14 janvier 1815.  Note3
[4] Maria Laetitia Ramolino épouse Bonaparte et mère de Napoléon.  Note4
[5] Haletante.  Note5
[6] Elle pleura, pria, mais toutes ses paroles furent vaines… (Note de Courier dans le RCL).  Note6
[7] Donc fais vite.  Note7
[8] Chef de bataillon du génie (note de Sautelet).  Note8
[9] Courier se méfie de la censure.  Note9
[10] Petrarca (note de Courier dans le R.C.L.). Le vers original de Petrarque est :
Tanto gli ho a dir che’ncomminciar non oso c’est-à-dire « J’ai tant à vous dire que je ne sais par où commencer. »  Note10

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