Paul-Louis Courier

Korrespondent, Pamphletist, Hellenistische
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prec [Sans mention] - 1807 A Mme Pigalle [Sans mention] - 26 novembre 1807 Suiv

Resina, le 1er novembre 1807.

Rome
Rome
V os lettres sont rares, chère cousine ; vous faites bien, et je m'y accoutumerais et je ne pourrais plus m'en passer. Tout de bon je suis en colère : vos douceurs ne m'apaisent point. Comment, cousine, depuis trois ans voilà deux fois que vous m'écrivez ! En vérité, Mamzelle Sophie… Mais quoi ? Si je vous querelle, vous ne m'écrirez plus du tout. Je vous pardonne donc, crainte de pis.
Oui, sûrement je vous conterai mes aventures bonnes et mauvaises, tristes et gaies, car il m'en arrive des unes et des autres. Laissez-nous faire, cousine, on vous en donnera de toutes les façons. C'est un vers de La Fontaine ; demandez à Voisard. Mon Dieu, m'allez-vous dire, on a lu La Fontaine, on sait ce que c'est que le Curé et le Mort. Eh bien ! pardon. Je disais donc que mes aventures sont diverses, mais toutes curieuses, intéressantes ; il y a plaisir à les entendre, et plus encore, je m'imagine, à vous les conter. C'est une expérience que nous ferons quelque jour au coin du feu. J'en ai pour tout un hiver. J'ai de quoi vous amuser, et par conséquent vous plaire, sans vanité, tout ce temps-là ; de quoi vous attendrir, vous faire rire, vous faire peur, vous faire dormir. Mais pour vous écrire tout, ah ! vraiment vous plaisantez : Mme Radcliffe n'y suffirait pas. Cependant je sais que vous n'aimez pas à être refusée ; et comme je suis complaisant, quoi qu'on en dise, voici, en attendant, un petit échantillon de mon histoire. Mais c'est du noir. Prenez-y garde. Ne lisez pas cela en vous couchant. Vous en rêveriez, et pour rien au monde je ne voudrais vous avoir donné le cauchemar.
Un jour je, voyageais en Calabre. C'est un pays de méchantes gens, qui je crois n'aiment personne et en veulent surtout aux Français. De vous dire pourquoi, cela serait long. Suffit qu'ils nous haïssent à mort et qu'on passe fort mal son temps lorsqu'on tombe entre leurs mains. J'avais pour compagnon un jeune homme d'une figure… ma foi, comme ce monsieur que nous vîmes, au Raincy ; vous en souvenez-vous ? et mieux encore peut-être. Je ne dis pas cela pour vous intéresser, mais c’est que c'est la vérité. Dans ces montagnes les chemins sont des précipices, nos chevaux marchaient avec beaucoup de peine. Mon camarade allant devant, un sentier qui lui parut plus praticable et plus court nous égara. Ce fut ma faute. Devais-je me fier à une tête de vingt ans ? Nous cherchâmes tant qu'il fit jour notre chemin à travers ces bois. Mais plus nous cherchions, plus nous nous perdions, et il était nuit noire quand nous arrivâmes près d'une maison fort noire. Nous y entrâmes, non sans soupçon. Mais comment faire ? Là nous trouvons toute une famille de charbonniers à table, où du premier mot on nous invita. Mon jeune homme ne se fit pas prier. Nous voilà mangeant et buvant, lui du moins. Car pour moi j'examinais le lieu et la mine de nos hôtes. Nos hôtes avaient bien mines de charbonniers ; mais la maison, vous l'eussiez prise pour un arsenal. Ce n'étaient que fusils, pistolets, sabres, couteaux, coutelas. Tout me déplut, et je vis bien que je déplaisais aussi. Mon camarade, au contraire : il était de la famille, il riait, il causait avec eux. Et par une imprudence que j'aurais dû prévoir (mais quoi ? s'il était écrit…) il dit d'abord d'où nous venions, où nous allions, qui nous étions ; Français, imaginez un peu ! chez nos plus mortels ennemis, seuls, égarés, si loin de tout secours humain ! et puis, pour ne rien omettre de ce qui pouvait nous perdre, il fit le riche, promit à ces gens pour la dépense et pour nos guides le lendemain, ce qu'ils voulurent. Enfin il parla de sa valise, priant fort qu'on en eût grand soin, qu'on la mît au chevet de son lit ; il ne voulait point, disait-il, d'autre traversin. Ah ! jeunesse ! jeunesse ! que votre âge est à plaindre ; cousine, on crut que nous portions les diamants de la couronne : ce qu'il y avait qui lui causait tant de souci dans cette valise, c'étaient les lettres de sa maîtresse.
Le souper fini, on nous laisse ; nos hôtes couchaient en bas, nous dans la chambre haute où nous avions mangé. Une soupente élevée de sept à huit pieds où l'on montait par une échelle, c'était là le coucher qui nous attendait, espèce de nid dans lequel on s'introduisait en rampant sous des solives chargées de provisions pour toute l'année. Mon camarade y grimpa seul et se coucha tout endormi, la tête sur la précieuse valise. Moi déterminé à veiller, je fis bon feu, et m'assis auprès. La nuit s'était déjà passée presque entière assez tranquillement, et je commençais à me rassurer, quand sur l'heure où il me semblait que le jour ne pouvait être loin, j'entendis au-dessous de moi notre hôte et sa femme parler et se disputer ; et, prêtant l'oreille par la cheminée qui communiquait avec celle d'en bas, je distinguai parfaitement ces propres mots du mari : Eh bien ! enfin voyons, faut-il les tuer tous les deux ? A quoi la femme répondit : Oui. Et je n'entendis plus rien.
Que vous dirai-je ? je restai respirant à peine, tout mon corps froid comme un marbre ; à me voir, vous n'eussiez su si j'étais mort ou vivant. Dieu ! quand j'y pense encore !… Nous deux presque sans armes, contre eux douze ou quinze qui en avaient tant ! et mon camarade mort de sommeil et de fatigue ! L'appeler, faire du bruit, je n'osais ; m'échapper tout seul, je ne pouvais ; la fenêtre n'était guère haute, mais en bas deux gros dogues hurlant comme des loups… En quelle peine je me trouvais, imaginez-le, si vous pouvez. Au bout d'un quart d'heure qui fut long, j'entends sur l'escalier quelqu'un, et par les fentes de la porte, je vis le père, sa lampe dans une main, dans l'autre un de ses grands couteaux. II montait ; sa femme après lui ; moi derrière la porte ; il ouvrit ; mais avant d'entrer il posa la lampe, que sa femme vint prendre. Puis il entre pieds nus, et elle de dehors lui disait à voix basse, masquant avec ses doigts le trop de lumière de la lampe : doucement, va doucement. Quand il fut à l'échelle, il monte, son couteau dans les dents, et venu à la hauteur du lit, ce pauvre jeune homme étendu offrant sa gorge découverte, d'une main il prend son couteau, et de l'autre… Ah ! cousine… Il saisit un jambon qui pendait au plancher, en coupe une tranche, et se retire comme il était venu. La porte se referme, la lampe s'en va et je reste seul à mes réflexions.
Dès que le jour parut, toute la famille à grand bruit vint nous éveiller, comme nous l'avions recommandé. On apporte à manger, on sert un déjeuner fort propre, fort bon, je vous assure. Deux chapons en faisaient partie, dont il fallait, dit notre hôtesse, emporter l'un et manger l’autre. En les voyant je compris enfin le sens de ces terribles mots : faut-il les tuer tous les deux ? et je vous crois, cousine, assez de pénétration pour deviner à présent ce que cela signifiait.
Cousine, obligez-moi, ne contez point cette histoire. D'abord, comme vous voyez, je n'y joue pas un beau rôle. Et puis vous me la gâterez. Tenez, je ne vous flatte point ; c'est votre figure qui nuirait à l'effet de ce récit. Moi, sans me vanter, j'ai la mine qu'il faut pour les contes à faire peur. Mais vous, voulez-vous conter ? prenez des sujets qui aillent à votre air, Psyché, par exemple.


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