Paul-Louis Courier

Korrespondent, Pamphletist, Hellenistische
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SUR LA LETTRE A M. RENOUARD1

Elisa Bonaparte par Prud'hon Elisa Bonaparte par Prud'hon
 
P our l’intelligence de ce qui suit, il faut premièrement savoir que Paul-Louis, auteur de cette lettre, ayant découvert, à Florence, chez les moines du mont-Cassin, un manuscrit complet des Pastorales de Longus, jusque-là mutilées dans tous les imprimés, se préparait à publier le texte grec et une traduction de ce joli ouvrage, quand il reçut la permission de dédier le tout à la Princesse : ainsi appelait-on en Toscane la sœur de Bonaparte, Élisa2. Cette permission, annoncée par le préfet même de Florence3, et devant beaucoup de gens, à Paul-Louis, le surprit. Il ne s’attendait à rien moins, et refusa d’en profiter, disant pour raison que le public se moquait toujours de ces dédicaces ; mais l’excuse parut frivole : le public, en ce temps-là, n’était rien, et Paul-Louis passa pour un homme peu dévoué à la dynastie qui devait remplir tous les trônes. Le voilà noté philosophe, indépendant, ou pis encore, et mis hors de la protection du gouvernement. Aussitôt on l’attaque ; les gazettes le dénoncent comme philosophe d’abord, puis comme voleur de grec. Un signor Puccini4, chambellan italien de l’auguste Élisa, quelque peu clerc, écrit en France, en Allemagne ; cette vertueuse princesse elle-même mande à Paris qu’un homme ayant trouvé par hasard, déterré un morceau de grec précieux, s’en était emparé pour le vendre aux Anglais. Cela voulait dire qu’il fallait fusiller l’homme et confisquer son grec, s’il y eût eu moyen ; car déjà les savants étaient en possession du morceau déterré qui complétait Longus, de ce nouveau fragment en effet très précieux, imprimé, distribué gratis avec la version de Paul-Louis.
Un autre Florentin, un professeur de grec appelé Furia, fort ignorant en grec et en toute langue, fâché de l’espèce de bruit que faisait cette découverte parmi les lettrés d’Italie, met la main à la plume, comme feu Janotus5 , compose une brochure. Les brochures étaient rares sous le grand Napoléon : celle-ci fut lue de-là les monts, et même parvint à Paris. M. Renouard, libraire, accusé dans ce pamphlet de s’entendre avec Paul-Louis, pour dérober du grec aux moines, répondit seul ; Paul-Louis pensait à autre chose.
Il parut aussi des estampes, dont une le représentait dans une bibliothèque, versant toute l’encre de son cornet sur un livre ouvert, et ce livre, c’était le manuscrit de Longus. Car il y avait fait, en le copiant, comme il est expliqué dans l’écrit qu’on va lire, une tache, unique prétexte de la persécution et de tant de clameurs élevées contre lui. On criait qu’il avait voulu détruire le texte original, afin de posséder seul Longus. Une Excellence à portefeuille trouve ce raisonnement admirable, et, sans en demander davantage, ordonne de saisir le grec et le français publiés par Paul-Louis à Rome et à Florence ; et ce fut une chose plaisante ; car de peur qu’il n’eût seul ce qu’il donnait à tout le monde, le vizir de la librairie, ne sachant ce que c’était que grec ni manuscrits, connaissant aussi peu Longus que son traducteur, d’abord avait écrit de suspendre la vente de l’œuvre, quelle qu’elle fût ; puis apprenant qu’on ne vendait pas, mais qu’on donnait ce grec et ce français au petit nombre d’érudits amateurs de ces antiquités, il fit séquestrer tout, pour empêcher Paul-Louis de se l’approprier. Celui-ci ne s’en émut guère, et laissait sa Chloé dans les mains de la police, fort résolu à ne jamais faire nulle démarche pour l’en tirer ; mais à la fin il eut avis qu’on allait le saisir lui-même et l’arrêter. Cela le rendit attentif, et il commençait à rêver aux moyens de sortir d’affaire, quand il fut mandé chez le préfet de Rome6 , où il était alors, pour donner des éclaircissements sur sa conduite, ses liaisons, son état, son bien, sa naissance et son pâté d’encre, le tout par ordre supérieur, Il écrivit à ce préfet, non sans humeur ; voici sa lettre :
« Monsieur, j’ai négligé de répondre aux calomnies dirigées contre moi depuis environ un an, croyant que ces sottises feraient peu d’impression sur les esprits sensés ; mais puisque le ministre y met de l’importance, et qu’enfin il faut m’expliquer sur ce pitoyable sujet, je vais donner au public, devant lequel on m’accuse, ma justification aussi claire et précise qu’il me sera possible. Vous recevrez, monsieur, le premier exemplaire de ce mémoire très succinct, où Son Excellence7 trouvera les renseignements qu’elle désire. »
Le préfet répondit : « Monsieur, gardez-vous bien de rien publier sur l’affaire dont il est question ; vous vous exposeriez beaucoup, et l’imprimeur qui vous prêterait son ministère ne serait pas moins compromis. »
Il s’agissait d’un pâté d’encre, et remarquez, car il y a en toute histoire moralité, tout est matière d’instruction à qui veut réfléchir, admirez en ceci la doctrine du pouvoir ; les calomnies s’impriment, mais la réponse, non. Chacun peut bien dire au public dans les pamphlets, dans les journaux, Paul-Louis est un voleur ; mais il ne faut pas que celui-ci puisse parler au même public, et montrer qu’il est honnête homme. Le ministre évoque l’affaire à son cabinet, où lui seul en décidera, et fera Paul-Louis honnête homme ou fripon, selon qu’il croira convenir au service de Sa Majesté, selon le bon plaisir de Son Altesse Impériale Madame Bacciocchi.
Paul-Louis, bien empêché, récrivit au préfet :
« Monsieur, j’ignorais qu’il fallût votre permission pour imprimer mon petit mémoire justificatif ; mais puisqu'elle m’est nécessaire, je vous supplie de me l’envoyer. » Il n’eut point de réponse et l’avait bien prévu. Heureusement il se souvint d’un pauvre diable d’imprimeur nommé Lino Contadini, qui demeurait près de la Sapience, n’imprimait que des almanachs, et devait être peu en règle avec la nouvelle censure. Il va le trouver, et lui dit : Or sù, presto, sbrighiamola, e si stampi questa cosa per l’eccellentissimo signor prefetto di pulizia ; c'est-à-dire : Vite, qu’on imprime ceci pour monseigneur excellentissime préfet de police (ou de propreté, car c'est le même mot en italien). A quoi le bon homme répondit : Padron mio riverito, come farò ? non capisco parola di francese ; che vuoi ella ch’io possa raccapezzar mai in questo benedetto straccio pieno di cassature ? Mon cher monsieur, comment ferai-je ? n'entendant pas un mot de français, que puis-je comprendre à ce chiffon tout plein de ratures ? - Eh bien ! repartit Paul-Louis, nous y travaillerons ensemble ; mais dépêchons, le préfet attend. Les voilà donc à la besogne, et Paul-Louis, compositeur, correcteur, imprimeur, et le reste. Ce fut un merveilleux ouvrage que cette impression ; il y avait dix fautes par ligne, mais à toute force on pouvait lire. La chose achevée, vient un scrupule à ce bonhomme d'imprimeur. Ne nous faudrait-il pas, dit-il, pour faire ce que nous faisons, une permission, un permesso ? - Non, dit Paul-Louis. - Si fait, dit l’autre. - Eh quoi ! pour le préfet ? Attendez, dit Lino ; je reviens tout à l'heure. Il s'en va chez le préfet, et cependant Paul-Louis fait un paquet d'une centaine d'exemplaires, qu’il emporte. Un quart d’heure après l’imprimerie était pleine de sbires. Ce sont les gendarmes du pays.
Ayant ce qu’il voulait à-peu-près, Paul-Louis écrivit encore au préfet une dernière lettre : « Monsieur, j’ai trompé l’imprimeur Lino. Je lui ai fait accroire qu’il travaillait pour vous : je lui ai parlé en votre nom et comme chargé de vos ordres. Je l’ai hâté en l’assurant que vous attendiez impatiemment le résultat de son travail ; enfin, tous les moyens que j’ai pu imaginer, je les ai mis en œuvre pour abuser cet homme, qui, pensant vous servir, ignorait ce qu’il faisait. Après une telle déclaration, je vous crois, monsieur, trop raisonnable pour vous en prendre à lui, et non pas à moi seul, de la publication de mon factum littéraire. Je ne vous prie plus que de vouloir bien l’adresser avec cette lettre au ministre, curieux de savoir à quoi je m’occupe, et qui je suis. »
Le pauvre Lino fut arrêté, interrogé, réprimandé, et renvoyé. Le préfet n’adressa au ministre ni lettre ni brochure ; mais bientôt après il reçut une verte semonce de ses maîtres. Laisser imprimer, publier la plainte d’un homme maltraité, quelle bévue pour un préfet ! L’espèce de supercherie dont il avait été la dupe ne l’excusait pas aux yeux d’un gouvernement fort. Il était responsable, la plainte avait paru ; c’était sa faute à lui, gagé précisément pour empêcher cela. Il en faillit perdre sa place, et c’eût été dommage vraiment ; il ne serait pas ce qu’il est (conseiller d’État) aujourd’hui, s’il eût cessé alors de servir les dynasties.
Paul-Louis, depuis ce temps, vécut à Rome tranquille, n’entendant plus parler de préfet ni de ministre. Sa lettre fit du bruit, en Italie surtout. Les Lombards se réjouirent de voir Florence moquée, et traitée d’ignorante. Quelques écrits parurent en faveur de Paul-Louis ; on voulut y répondre, mais le gouvernement l’empêcha et imposa silence à tous. On redoutait alors la moindre discussion dont le public eût été juge. Celle-ci, d’abord sotte et ridicule seulement, eut des suites sérieuses, fâcheuses même, tragiques. Furia en fut malade ; Puccini en mourut ; car étant à dîner un jour chez la comtesse d’Albani, veuve du prétendant d’Angleterre, il se prit de querelle avec un des convives, qui défendait Paul-Louis, et s’emporta au point que, de retour chez lui le soir, il écrivit une lettre d’excuses à madame d’Albani, se mit au lit, et mourut, regretté d’un chacun, car il était bon homme, à la colère près. Paul-Louis n’en fut pas cause, comme on le lui a reproché ; mais s’il eût pu prévoir cette catastrophe, la crainte de tuer un chambellan ne l’eût pas empêché apparemment d’écrire, quand il crut le devoir faire, pour sa propre défense.
Ce qui, dans cette brochure, déplut, ce fut un ton libre, un air de mécontentement fort extraordinaire alors, la façon peu respectueuse dont on parlait des employés du gouvernement ; mais plus que tout, ce fut qu’on y faisait connaître la haine de l’Italie pour ce gouvernement et pour le nom français. Bonaparte croyait être adoré partout, sa police le lui assurait chaque matin : une voix qui disait le contraire embarrassait fort la police, et pouvait attirer l’attention de Bonaparte, comme il arriva ; car un jour il en parla, voulut savoir ce que c’était qu’un officier retiré à Rome, qui faisait imprimer du grec. Sur ce qu’on lui en dit, il le laissa en repos.




[1] Ce texte est postérieur à la Lettre à M. Renouard. Voulant donner aux lecteurs de ce pamphlet littéraire les moyens de comprendre son contexte, Courier fit précéder pour la première fois cette Lettre dans l’édition de 1821.  Note1
[2] Sœur préférée de Napoléon qui avait huit ans de plus qu’elle, Marie-Anne-Elisa (1777-1820) était depuis début mars 1809 grande-duchesse de Toscane. Elle s’était mariée le 1er mai 1797 à Felice-Pasquale Bacciochi, Corse comme elle. Elle était princesse de Lucques et de Piombino. Résidant à Florence, elle administra avec circonspection les territoires que son frère lui avait confiés. En 1814, elle dut fuir, se réfugia à Bologne, puis à Brünn pendant les Cent-Jours. Elle se retira à Trieste et y mourut en 1820.  Note2
[3] C’était Jean-Antoine-Joseph, baron Fauchet (1761-1834), nommé préfet de l'Arno le 16 mars 1809.  Note3
[4] Chambellan d’Élisa, Tommaseo Puccini était le conservateur des établissements publics et des monuments des arts et des sciences de Florence et le supérieur de del Furia.  Note4
[5] Allusion à Maître Janotus de Bragmardo, personnage mal embouché et vulgaire mis en scène dans les chapitres XVIII et XIX du Gargantua.  Note5
[6] Philippe de Simiane, comte de Tournon (1778-1833), depuis peu nommé préfet de Rome. Dans cette affaire, ce lettré calma le jeu contre Courier.  Note6
[7] Il s’agit du comte Joseph-Marie Portalis (1778-1858) fils du grand Jean-Etienne Portalis, l’un des pères du Code civil. Joseph était directeur général de la librairie et de l’imprimerie. Il eut une carrière politique fort remplie, ayant réussi à se rallier à tous les régimes jusques et y compris celui de Napoléon III.  Note7

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