Paul-Louis Courier Korrespondent, Pamphletist, Hellenistische |
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(1824)
endant que l'on m'interrogeait à la préfecture de police sur mes nom, prénoms, qualités, comme vous avez pu voir dans les gazettes du temps, un homme se trouvant là sans fonctions apparentes, m'aborda familièrement, me demanda si je n'étais point auteur de certaines brochures ; je m'en défendis fort. Ah ! monsieur, me dit-il, vous être un grand génie, vous êtes inimitable. Ce propos, mes amis, me rappela un fait historique peu connu que je vous veux conter par forme d'épisode, digression, parenthèse, comme il vous plaira ; ce m'est tout un. Je déjeunais chez mon camarade Duroc, logé en ce temps-là, mais depuis peu, notez, dans une vieille maison fort laide, selon moi, entre cour et jardin, où il occupait le rez-de-chaussée. Nous étions à table plusieurs, joyeux, en devoir de bien faire, quand tout à coup arrive, et sans être annoncé, notre camarade Bonaparte, nouveau propriétaire de la vieille maison, habitant le premier étage. Il venait en voisin ; et cette bonhomie nous étonna au point que pas un des convives ne savait ce qu'il faisait. On se lève, et chacun demandait :
Qu'y a-t-il ? Le héros nous fit rasseoir. Il n'était pas de ces camarades à qui l'on peut dire : Mets-toi, et mange avec nous. Cela eût été bon avant l'acquisition de la vieille maison. Debout à nous regarder, ne sachant trop que dire, il allait et venait. « Ce sont des artichauts dont vous déjeunez là ? Oui, général. - Vous, Rapp, vous les mangez à l'huile ? - Oui, général. - Et vous, Savary, à la sauce ? moi, je les mange au sel. - Ah ! général, répond celui qui s'appelait alors Savary, vous êtes un grand homme ; vous êtes inimitable. » Voilà mon trait d'histoire que je rapporte exprès, afin de vous faire voir, mes amis, qu'une fois on m'a traité comme Bonaparte, et par les mêmes motifs. Ce n'était pas pour rien qu'on flattait le consul ; et quand ce bon monsieur, avec ses douces paroles, se mit à me louer si démesurément que j'en faillis perdre contenance, m'appelant homme sans égal, incomparable, inimitable, il avait son dessein, comme m'ont dit depuis des gens qui le connaissent, et voulait de moi quelque chose, pensant me louer à mes dépens.
Je ne sais s'il eut contentement. Après maints discours, maintes questions, auxquelles je répondis le moins mal que je pus, « Monsieur, me dit-il en me quittant, monsieur, écoutez, croyez-moi, employez votre grand génie à faire autre chose que des pamphlets. » J'y ai réfléchi, et me souviens qu'avant lui M. de Broë, homme éloquent, zélé pour la morale publique, me conseilla de même, en termes moins flatteurs, devant la cour d'assises. Vil pamphlétaire… Ce fut un mouvement oratoire des plus beaux, quand, se tournant vers moi qui, foi de paysan, ne songeais à rien moins, il m'apostropha de la sorte : Vil pamphlétaire, etc., coup de foudre, non, de massue, vu le style de l'orateur, dont il m'assomma sans remède.
Ce mot soulevant contre moi les juges, les témoins, les jurés, l'assemblée (mon avocat lui-même en parut ébranlé), ce mot décida tout. Je fus condamné dès l'heure dans l'esprit de Messieurs, dès que l'homme du roi m'eut appelé pamphlétaire, à quoi je ne sus que répondre. Car il me semblait bien en mon âme avoir fait ce qu'on nomme un pamphlet ; je ne l'eusse osé nier. J'étais donc pamphlétaire à mon propre jugement ; et, voyant l'horreur qu'un tel nom inspirait à tout l'auditoire, je demeurai confus. Sorti de là, je me trouvai sur le grand degré avec M. Arthus Bertrand, libraire, un de mes jurés, qui s'en allait dîner, m'ayant déclaré coupable. Je le saluai ; il m'accueillit, car c'est le meilleur homme du monde ; et chemin faisant, je le priai de me vouloir dire ce qui lui semblait à reprendre dans le Simple Discours condamné. Je ne l'ai point lu, me dit-il ; mais c'est un pamphlet, cela me suffit. Alors je lui demandai ce que c'était qu'un pamphlet, et le sens de ce mot qui, sans m'être nouveau avait besoin pour moi de quelque explication.
C'est, répondit-il, un écrit de peu de pages comme le vôtre, d'une feuille ou deux seulement. De trois feuilles, repris-je, serait-ce encore un pamphlet ? Peut-être, me dit-il, dans l'acception commune ; mais, proprement parlant, le pamphlet n'a qu'une feuille seule ; deux ou plus font une brochure. Et dix feuilles ? quinze feuilles ? vingt feuilles ? Font un volume, dit-il, un ouvrage. Moi là-dessus : Monsieur, je m'en rapporte à vous, qui devez savoir ces choses. Mais, hélas ! j'ai bien peur d'avoir fait en effet un pamphlet, comme dit le procureur du roi. Sur votre honneur et conscience, puisque vous êtes juré, M. Arthus Bertrand, mon écrit d'une feuille et demie, est-ce pamphlet ou brochure ? Pamphlet, me dit-il, pamphlet, sans nulle difficulté. Je suis donc pamphlétaire ? Je ne vous l'eusse pas dit par égard, ménagement, compassion du malheur ;
mais c'est la vérité. Au reste, ajouta-t-il, si vous vous repentez, Dieu vous pardonnera (tant sa miséricorde est grande !) dans l'autre monde. Allez mon bon monsieur, et ne péchez plus ; allez à Sainte-Pélagie. Voilà comme il me consolait. « Monsieur, lui dis-je, de grâce, encore une question. -Deux, me dit-il, et plus, et tant qu'il vous plaira, jusqu'à quatre heures et demie, qui, je crois, vont sonner. -Bien, voici ma question. Si, au lieu de ce pamphlet sur la souscription de Chambord, j'eusse fait un volume, un ouvrage, l'auriez-vous condamné ? - Selon. - J'entends, vous l'eussiez lu d'abord, pour voir s'il était condamnable. - Oui, je l'aurais examiné. -
Mais le pamphlet, vous ne le lisez pas ? -Non, parce que le pamphlet ne saurait être bon. Qui dit pamphlet, dit un écrit tout plein de poison. -De poison ? -Oui, monsieur, et du plus détestable ; sans quoi on ne le lirait pas. -S'il n'y avait du poison ? -Non, le monde est ainsi fait ; on aime le poison dans tout ce qui s'imprime. Votre pamphlet que nous venons de condamner, par exemple, je ne le connais point ; je ne sais en vérité, ni ne veux savoir ce que c'est, mais on le lit ;
il y a du poison. M. le Procureur du roi nous dit, et je n'en doutais pas. C'est le poison, voyez-vous, que poursuit la justice dans ces sortes d'écrits. Car autrement la presse est libre ; imprimez, publiez tout ce que vous voudrez, mais non pas du poison. Vous avez beau dire, messieurs, on ne vous laissera pas distribuer le poison. Cela ne se peut en bonne police, et le Gouvernement est là, qui vous en empêchera bien. » Dieu, dis-je en moi-même tout bas, Dieu, délivre-nous du malin et du langage figuré ! Les médecins m'ont pensé tuer, voulant me rafraîchir le sang ; celui-ci m'emprisonne, de peur que je n'écrive du poison ; d'autres laissent reposer leur champ, et nous manquons de blé au marché. Jésus, mon Sauveur, sauvez-nous de la métaphore. Après cette courte oraison mentale, je repris : « En effet, monsieur, le poison ne vaut rien du tout, et l'on fait à merveille d'en arrêter le débit. Mais je m'étonne comment le monde, à ce que vous dites, l'aime tant. -C'est sans doute qu'avec ce poison il y a dans les pamphlets quelque chose… - Oui, des sottises, des calembours, de méchantes plaisanteries. Que voulez-vous, mon cher monsieur, que voulez-vous mettre de bon sens en une misérable feuille ?
Quelles idées s'y peuvent développer ? Dans les ouvrages raisonnés, au sixième volume, à peine entrevoit-on où l'auteur en veut venir. - Une feuille dis-je, il est vrai, ne saurait contenir grand'chose. - Rien qui vaille, me dit-il ; et je n'en lis aucune. -Vous ne lisez donc pas les mandements de monseigneur l'évêque de Troyes pour le carême et pour l'avent ? - Ah ! vraiment ceci diffère fort. -Ni les pastorales de Toulouse sur la suprématie papale ? - Ah ! c'est autre chose cela. -
Donc, à votre avis, quelquefois une brochure, une simple feuille… - Fi ! ne m'en parlez pas, opprobre de la littérature, honte du siècle et de la nation, qu'il se puisse trouver des auteurs, des imprimeurs et des lecteurs de semblables impertinences. - Monsieur, lui dis-je, les Lettres provinciales de Pascal… - Oh ! livre admirable, divin, chef-d'œuvre de notre langue ! - Eh bien, ce chef-d'œuvre divin, ce sont pourtant des pamphlets, des feuilles qui parurent… -Non, tenez, j'ai là-dessus mes principes, mes idées.
Autant j'honore les grands ouvrages faits pour durer et vivre dans la postérité, autant je méprise et déteste ces petits écrits éphémères, ces papiers qui vont de main en main, et parlent aux gens d'à présent des faits, des choses d'aujourd'hui ; je ne puis souffrir les pamphlets. - Et vous aimez les Provinciales, petites lettres, comme alors on les appelait, quand elles allaient de main en main. -Vrai, continua-t-il sans m'entendre, c'est un de mes étonnements que vous, monsieur, qui, à voir, semblez homme bien né, homme éduqué, fait pour être quelque chose dans le monde ;
car enfin qui vous empêchait de devenir baron comme un autre ? Honorablement employé dans la police, les douanes, geôlier ou gendarme, vous tiendriez un rang, feriez une figure. Non, je n'en reviens pas, un homme comme vous s'avilir, s'abaisser jusqu'à faire des pamphlets ! Ne rougissez-vous point ? -Blaise, lui répondis-je, Blaise Pascal n'était ni geôlier ni gendarme, ni employé de M. Franchet. - Chut ! paix ! Parlez plus bas, car il peut nous entendre. - Qui donc ? - L'abbé Franchet ? Serait-il si près de nous ? -Monsieur, il est partout. Voilà quatre heures et demie ;
votre humble serviteur. -Moi le vôtre. » Il me quitte, et s'en alla courant. Ceci, mes chers amis, mérite considération ; trois si honnêtes gens : M. Arthus Bertrand, ce monsieur de la police, et M. de Broë, personnage éminent en science, en dignité ; voilà trois hommes de bien ennemis des pamphlets. Vous en verrez d'autres assez, et de la meilleure compagnie, qui trompent un ami, séduisent sa fille ou sa femme, prêtent la leur pour obtenir une place honorable, mentent à tout venant, trahissent, manquent de foi, et tiendraient à grand déshonneur d'avoir dit vrai dans un écrit de quinze ou seize pages, car tout le mal est dans ce peu.
Seize pages, vous êtes pamphlétaire, et gare Sainte-Pélagie. Faites-en seize cents, vous serez présenté au roi. Malheureusement je ne saurais. Lorsqu'en 1815 le maire de notre commune, celui-là même d'à présent, nous fit donner de nuit l'assaut par ses gendarmes, et du lit traîner en prison de pauvres gens qui ne pouvaient mais de la révolution, dont les femmes, les enfants périrent, la matière était ample à fournir des volumes, et je n'en sus tirer qu'une feuille, tant l'éloquence me manqua. Encore m'y pris-je à rebours.
Au lieu de décliner mon nom, et de dire d'abord, comme je fis, mes bons messieurs, je suis Tourangeau, si j'eusse commencé : Chrétiens, après les attentats inouïs d'une infernale révolution… dans le goût de l'abbé de La Mennais, une fois monté à ce ton, il m'était aisé de continuer et mener à fin mon volume, sans fâcher le procureur du roi. Mais je fis seize pages d'un style à peu près comme je vous parle, et je fus pamphlétaire insigne ; et depuis, coutumier du fait, quand vint la souscription de Chambord, sagement il n'en fallait rien dire, ce n'était matière à traiter en une feuille ni en cent ;
il n'y avait là ni pamphlet, ni brochure, ni volume à faire, étant malaisé d'ajouter aux flagorneries, et dangereux d'y contredire, comme je l'éprouvai. Pour avoir voulu dire là-dessus ma pensée en peu de mots, sans ambages ni circonlocutions, pamphlétaire encore, en prison deux mois à Sainte-Pélagie. Puis, à propos de la danse qu'on nous interdisait, j'opinai de mon chef, gravement, entendez-vous, à cause de l'église intéressée là-dedans, longuement, je ne puis, et retombai dans le pamphlet. Accusé, poursuivi, mon innocent langage et mon parler timide trouvèrent grâce à peine ;
je fus blâmé des juges. Dans tout ce qui s'imprime il y a du poison plus ou moins délayé, selon l'étendue de l'ouvrage, plus ou moins malfaisant, mortel. De l'acétate de morphine, un grain dans une cuve se perd, n'est point senti, dans une tasse fait vomir, en une cuillerée tue, et voilà le pamphlet. Mais, d'autre part, mon bon ami sir John Bickerstaff, écuyer, m'écrit ce que je vais tout à l'heure vous traduire. Singulier homme, philosophe, lettré autant qu'on saurait être, grand partisan de la réforme, non parlementaire seulement, mais universelle, il veut refaire tous les gouvernements et l'Europe, dont le meilleur, dit-il, ne vaut rien. Il jouit dans son pays d'une fortune honnête. Sa terre n'a d'étendue que dix lieues en tous sens, un revenu de deux ou trois millions au plus ;
mais il s'en contente, et vivait dans cette douce médiocrité, quand les ministres, le voyant homme à la main, d'humeur facile, comme sont les savants, comme était Newton, le firent entrer au parlement. Il n'y fut pas, que voilà qu'il tonne, tempête contre les dépenses de la cour, la corruption, les sinécures. On crut qu'il en voulait sa part, et les ministres lui offrirent une place qu'il accepta, et une somme qu'il toucha, proportionnée à sa fortune, selon l'usage des gouvernants de donner plus à qui plus a.
Nanti de ces deniers, il retourne à sa terre, assemble les paysans, les laboureurs et tous les fermiers du comté, auxquels il dit : J'ai rattrapé le plus heureusement du monde une partie de ce qu'on vous prend pour entretenir les fripons et les fainéants de la cour. Voici l'argent dont je veux faire une belle restitution. Mais commençons par les plus pauvres. Toi, Pierre, combien as-tu payé cette année-ci ? Tant ; le voilà. Toi, Paul ; vous Isaac et John, votre quote ? Et il la leur compte ; ainsi tant qu'il en resta.
Cela fait, il retourne à Londres, où, prenant possession de son nouvel emploi, d'abord il voulait élargir tous les gens détenus pour délits de paroles, propos contre les grands, les ministres, les Suisses ; et l'eût fait, car sa place lui en donnait le pouvoir, si on ne l'eût promptement révoqué. Depuis il s'est mis à voyager, et m'écrit de Rome : « Laissez dire, laissez-vous blâmer, condamner, emprisonner ; laissez-vous pendre, mais publiez votre pensée. Ce n'est pas un droit, c'est un devoir, étroite obligation de quiconque a une pensée, de la produire et mettre au jour pour le bien commun. La vérité est toute à tous. Ce que vous connaissez utile, bon à savoir pour un chacun, vous ne le pouvez taire en conscience. Jenner, qui trouva la vaccine, eût été un franc scélérat d'en garder une heure le secret ;
et comme il n'y a point d'homme qui ne croie ses idées utiles, il n'y en a point qui ne soit tenu de les communiquer et répandre par tous moyens à lui possibles. Parler est bien, écrire est mieux ; imprimer est excellente chose. Une pensée déduite en termes courts et clairs, avec preuves, documents, exemples, quand on l'imprime, c'est un pamphlet, et la meilleure action, courageuse souvent, qu'homme puisse faire au monde. Car si votre pensée est bonne, on en profite ; mauvaise, on la corrige, et l'on profite encore. Mais l'abus… sottise que ce mot ;
ceux qui l'ont inventé, ce sont eux vraiment qui abusent de la presse, en imprimant ce qu'ils veulent, trompant, calomniant, et empêchant de répondre. Quand ils crient contre les pamphlets, journaux, brochures, ils ont leurs raisons admirables. J'ai les miennes, et voudrais qu'on en fît davantage ; que chacun publiât tout ce qu'il pense et sait. Les jésuites aussi criaient contre Pascal, et l'eussent appelé pamphlétaire, mais le mot n'existait pas encore ; ils l'appelaient tison d'enfer, la même chose en style cagot.
Cela signifie toujours un homme qui dit vrai et se fait écouter. Ils répondirent à ses pamphlets par d'autres d'abord, sans succès, puis par des lettres de cachets, qui leur réussirent bien mieux. Aussi était-ce la réponse que faisaient d'ordinaire aux pamphlets les gens puissants et les jésuites. » « A les entendre cependant, c'était peu de chose ; ils méprisaient les petites lettres, misérables bouffonneries, capables tout au plus d'amuser un moment par la médisance, le scandale ; écrits de nulle valeur, sans fonds, ni consistance, ni substance, comme on dit maintenant, lus le matin, oubliés le soir ; en somme, indignes de lui, d'un tel homme, d'un savant ! L'auteur se déshonorait en employant ainsi son temps et ses talents, écrivant des feuilles, non des livres, et tournant tout en raillerie, au lieu de raisonner gravement :
c'était le reproche qu'ils lui faisaient, vieille et coutumière querelle de qui n'a pas pour soi les rieurs. Qu'est-il arrivé ? la raillerie, la fine moquerie de Pascal a fait ce que n'avaient pu les arrêts, les édits, a chassé de partout les jésuites. Ces feuilles si légères ont accablé le grand corps. Un pamphlétaire, en se jouant, met en bas ce colosse craint des rois et des peuples. La Société tombée ne se relèvera pas, quelque appui qu'on lui prête ; et Pascal reste grand dans la mémoire des hommes, non par ses ouvrages savants, sa roulette, ses expériences,
mais par ses pamphlets, ses petites lettres. » « Ce ne sont pas les Tusculanes qui ont fait le nom de Cicéron, mais ses harangues, vrais pamphlets. Elles parurent en feuilles volantes, non roulées autour d'une baguette, à la manière d'alors, la plupart même et les plus belles n'ayant pas été prononcées. Son Caton, qu'était-ce qu'un pamphlet contre César, qui répondit très bien, ainsi qu'il savait faire, et en homme d'esprit, digne d'être écouté, même après Cicéron ? Un autre depuis, féroce, et n'ayant de César ni la plume, ni l'épée, maltraité dans quelque autre feuille, pour réponse fit tuer le pamphlétaire romain.
Proscription, persécution, récompense ordinaire de ceux qui seuls se hasardent à dire ce que chacun pense. De même avant lui avait péri le grand pamphlétaire de la Grèce Démosthènes, dont les Philippiques sont demeurées modèle du genre. Mal entendues et de peu de gens dans une assemblée, s'il les eût prononcées seulement, elles eussent produit peu d'effet ; mais écrites, on les lisait ; et ces pamphlets, de l'aveu même du Macédonien, lui donnaient plus d'affaires que les armes d'Athènes, qui, enfin, succombant, perdit Démosthènes et la liberté. » « Heureuse de nos jours l'Amérique, et Franklin qui vit son pays libre, ayant plus que nul autre aidé à l'affranchir : par son fameux Bon Sens, brochure de deux feuilles. Jamais livre ni gros volume ne fit tant pour le genre humain. Car, aux premiers commencements de l'insurrection américaine, tous ces États, villes, bourgades, étaient partagés de sentiments ; les uns tenant pour l'Angleterre, fidèles, non sans cause, au pouvoir légitime ; d'autres appréhendaient qu'on ne s'y pût soustraire, et craignaient de tout perdre en tentant l'impossible ;
plusieurs parlaient d'accommodement, prêts à se contenter d'une sage liberté, d'une charte octroyée, dût-elle être bientôt modifiée, suspendue ; peu osaient espérer un résultat heureux de volontés si discordantes. On vit en cet état de choses ce que peut la parole écrite dans un pays où tout le monde lit, puissance nouvelle et bien autre que celle de la tribune. Quelques mots par hasard d'une harangue sont recueillis de quelques uns ; mais la presse parle à tout un peuple, à tous les peuples à la fois, quand ils lisent comme en Amérique ; et de l'imprimé rien ne se perd.
Franklin écrivit son Bon Sens, réunissant tous les esprits au parti de l'indépendance, décida cette grande guerre qui, là terminée, continue dans le reste du monde. » « Il fut savant : qui le saurait s'il n'eût écrit de sa science ? Parlez aux hommes de leurs affaires, et de l'affaire du moment, et soyez entendu de tous, si vous voulez avoir un nom. Faites des pamphlets comme Pascal, Franklin, Cicéron, Démosthènes, comme Saint Paul et Saint Basile ; car vraiment j'oubliais ceux-là, grands hommes dont les opuscules, désabusant le peuple païen de la religion de ses pères, abolirent une partie des antiques superstitions, et firent des nations nouvelles. De tout temps les pamphlets ont changé la face du monde.
Ils semèrent chez les Anglais ces principes de tolérance que porta Penn en Amérique ; et celle-ci doit à Franklin sa liberté maintenue par les mêmes moyens qui la lui ont acquise, pamphlets, journaux, publicité. Là tout s'imprime ; rien n'est secret de ce qui importe à chacun. La presse y est plus libre que la parole ailleurs, et l'on en abuse moins. Pourquoi ? C'est qu'on en use sans nul empêchement, et qu'une fausseté, de quelque part qu'elle vienne, est bientôt démentie par les intéressés, que rien n'oblige à se taire.
On n'a de ménagement pour aucune imposture, fût-elle officielle ; aucune hâblerie ne saurait subsister ; le public n'est point trompé, n'y ayant là personne en pouvoir de mentir et d'imposer silence à tout contradicteur. La presse n'y fait nul mal, et en empêche… combien ? C'est à vous de le dire, quand vous aurez compté chez vous tous les abus. Peu de volumes paraissent, de gros livres pas un, et pourtant tout le monde lit ; c'est le seul peuple qui lise, et aussi le seul instruit de ce qu'il faut savoir pour n'obéir qu'aux lois.
Les feuilles imprimées, circulant chaque jour et en nombre infini, font un enseignement mutuel et de tout âge. Car tout le monde presque écrit dans les journaux, mais sans légèreté ; point de phrases piquantes, de tours ingénieux ; l'expression claire et nette suffit à ces gens-là. Qu'il s'agisse d'une réforme dans l'État, d'un péril, d'une coalition des puissances d'Europe contre la liberté, ou du meilleur terrain à semer les navets, le style ne diffère pas, et la chose est bien dite dès que chacun l'entend ; d'autant mieux dite qu'elle l'est plus brièvement ;
mérite non commun, savez-vous ? ni facile, de clore en peu de mots beaucoup de sens. Oh ! qu'une page pleine dans les livres est rare ! et que peu de gens sont capables d'en écrire dix sans sottises ! La moindre lettre de Pascal était plus malaisée à faire que toute l'Encyclopédie. Nos Américains, sans peut-être avoir jamais songé à cela, mais avec ce bons sens de Franklin qui les guide, brefs dans tous leurs écrits, ménagers de paroles, font le moins de livres qu'ils peuvent, et ne publient guère leurs idées que dans les pamphlets, les journaux qui se corrigeant l'un l'autre,
amènent toute invention toute pensée nouvelle à sa perfection. Un homme, s'il imagine ou découvre quelque chose d'intéressant pour le public, n'en fera point un gros ouvrage avec son nom en grosses lettres, par monsieur… de l'Académie, mais un article de journal, ou une brochure tout au plus. Et notez ceci en passant, mal compris de ceux qui chez vous se mêlent d'écrire, il n'y a point de bonne pensée qu'on ne puisse expliquer en une feuille, et développer assez ; qui s'étend davantage, souvent ne s'entend guère, ou manque de loisir, comme dit l'autre, pour méditer et faire court. » « De la sorte, en Amérique, sans savoir ce que c'est qu'écrivain ni auteur, on écrit, on imprime, on lit autant ou plus que nulle part ailleurs, et des choses utiles, parce que là vraiment il y a des affaires publiques, dont le public s'occupe avec pleine connaissance, sur lesquelles chacun consulté opine et donne son avis. La nation, comme si elle était toujours assemblée, recueille les voix, et ne cesse de délibérer sur chaque point d'intérêt commun, et forme ses résolutions de l'opinion qui prévaut dans le peuple tout entier, sans exception aucune ;
c'est le bon sens de Franklin. Aussi ne fait-elle point de bévues, et se moque des cabinets, des boudoirs même peut-être. » « De semblables idées, dans vos pays de boudoirs, ne réussiraient pas, je le crois, près des dames. Cette forme de gouvernement s'accommode mal des pamphlets et de la vérité naïve. Il ferait beau parler bon sens, alléguer l'opinion publique à mademoiselle de Pisseleu, à mademoiselle Poisson, à madame du B…, à madame du C… Elles éclateraient de rire, les aimables personnes en possession chez vous de gouverner l'État ; et puis feraient coffrer le bon sens, et Franklin, et l'opinion. Français charmants !
sous l'empire de la beauté, des grâces, vous êtes un peuple courtisan, plus que jamais maintenant. Par la révolution, Versailles s'est fondu dans la nation ; Paris est devenu l'Œil-de-bœuf. tout le monde en France fait sa cour. C'est votre art, l'art de plaire dont vous tenez école ; c'est le génie de votre nation. L'Anglais navigue, l'Arabe pille, le Grec se bat pour être libre, le Français fait la révérence, et sert ou veut servir ; il mourra s'il ne sert. Vous êtes, non le plus esclave, mais le plus valet de tous les peuples. » « C'est dans cet esprit de valetaille que chez vous chacun craint d'être appelé pamphlétaire. Les maîtres n'aiment point que l'on parle au public, ni de quoi que ce soit ; sottise de Rovigo, qui, voulant de l'emploi, fait au lieu d'un placet un pamphlet, où il a beau dire : Comme j'ai servi je servirai, on ne l'écoute seulement pas, et le voilà sur le pavé. Le vicomte pamphlétaire est placé, mais comment ? Ceux qui l'ont mis et maintiennent là n'en voudraient pas chez eux.
Il faut des gens discrets dans la haute livrée, comme dans tout service, et n'est pire valet que celui qui raisonne : pensez donc s'il imprime, et des brochures encore ! Quand M. de Broë vous appela pamphlétaire, c'était comme s'il vous eût dit : Malheureux, qui n'auras jamais ni places ni gages ; misérable, tu ne seras dans aucune antichambre, de la vie n'obtiendras une faveur, une grâce, un sourire officiel, ni un regard auguste. Voilà ce qui fit frissonner, et fut cause qu'on s'éloigna de vous quand on entendit ce mot. » « En France, vous êtes tous honnêtes gens, trente millions d'honnêtes gens qui voulez gouverner le peuple par la morale et la religion. Pour le gouverner, on sait bien qu'il ne faut pas lui dire vrai. La vérité est populaire, populace même, s'il se peut dire, et sent tout à fait la canaille, étant l'antipode du bel air, diamétralement opposée au ton de la bonne compagnie. Ainsi le véridique auteur d'une feuille ou brochure un peu lue, a contre lui, de nécessité, tout ce qui ne veut pas être peuple, c'est-à-dire tout le monde chez vous.
Chacun le désavoue, le renie. S'il s'en trouve toujours néanmoins, par une permission divine, c'est qu'il est nécessaire qu'il y ait du scandale. Mais malheur à celui par qui le scandale arrive, qui sur quelque sujet important et d'un intérêt général dit au public la vérité ! En France, excommunié, maudit, enfermé par faveur à Sainte-Pélagie, mieux lui vaudrait n'être pas né. » « Mais c'est là ce qui donne créance à ses paroles, la persécution. Aucune vérité ne s'établit sans martyrs, excepté celles qu'enseigne Euclide. On ne persuade qu'en souffrant pour ses opinions ; et Saint Paul disait : Croyez-moi, car je suis souvent en prison. S'il eût vécu à l'aise, et se fût enrichi du dogme qu'il prêchait, jamais il n'eût fondé la religion du Christ. Jamais F… ne fera de ses homélies que des emplois et un carrosse.
Toi donc, vigneron, Paul-Louis, qui seul en ton pays consens à être homme du peuple, ose encore être pamphlétaire, et le déclarer hautement.
Écris, fais pamphlet sur pamphlet, tant que la matière ne te manquera. Monte sur les toits, prêche l'Evangile aux nations, et tu en seras écouté, si l'on te voit persécuté ; car il faut cette aide, et tu ne ferais rien sans M. de Broë. C'est à toi de parler, et à lui de montrer par son réquisitoire la vérité de tes paroles. Vous entendant ainsi et secondant l'un l'autre, comme Socrate et Anytus, vous pouvez convertir le monde. » Voilà l'épître que je reçois de mon tant bon ami sir John, qui, sur les pamphlets, pense et me conseille au contraire de M. Arthus Bertrand. Celui-ci ne voit rien de si abominable, l'autre rien de si beau. Quelle différence ! et remarquez : le Français léger ne fait cas que de lourds volumes, le gros Anglais veut mettre tout en feuilles volantes ; contraste singulier, bizarrerie de nature ! Si je pouvais compter que delà l'Océan les choses sont ainsi qu'il me les représente, j'irais ;
mais j'entends dire que là, comme en Europe, il y a des Excellences, et bien pis, des héros. Ne partons pas, mes amis, n'y allons point encore. Peut-être, Dieu aidant, peut-être aurons-nous ici autant de liberté, à tout prendre, qu'ailleurs, quoi qu'en dise sir John. Bonhomme en vérité ! J'ai peur qu'il ne s'abuse, me croyant fait pour imiter Socrate jusqu'au bout. Non, détournez ce calice ; la ciguë est amère, et le monde, de soi, se convertit assez sans que je m'en mêle, chétif. Je serais la mouche du coche, qui se passera bien de mon bourdonnement.
Il va, mes chers amis, et ne cesse d'aller. Si sa marche nous parait lente, c'est que nous vivons un instant. Mais que de chemin il a fait depuis cinq ou six siècles ! A cette heure, en plaine roulant, rien ne le peut plus arrêter.
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