Discours d'Anatole France

prononcé le 8 septembre 1918 à Véretz,
suivi de la mise en place d'une plaque à la Chavonnière visant à commémorer
le centenaire de l'installation de Paul-Louis et Herminie Courier dans ces lieux

Anatole France
  Aux beaux jours, la vieille Panhard rouge, traînée par ses chaînes, puis une Voisin, fort moderne emmenaient Anatole France sur les routes de Touraine. Il conduisait ses amis à la ferme de la Chavonnière et dans la forêt de Larçay, où fut assassiné Paul-Louis Courier...
Extraites d'un article rédigé de la main de Lucien Psichari¹ petit-fils d'Anatole France, ces lignes nous rappellent que la visite de Véretz restait, en Touraine, le lieu où le prix Nobel 1921 aimait à se rendre le plus souvent². L'auteur de les Dieux ont soif vouait à Courier un culte jamais démenti.
En 1925, à l'instigation de M. Marchadier, instituteur à Véretz et secrétaire général du comité du centenaire de Paul-Louis Courier, fut commémoré le centenaire de la disparition de l'hôte de la Chavonnière. Il était prévu depuis toujours qu'Anatole France présidât cette cérémonie. Las ! quelques mois auparavant, le 12 octobre 1924, ce dernier s'était éteint en sa propriété de la Béchellerie, à Saint-Cyr-sur-Loire où, en septembre 1914, il avait élu domicile pour mettre une certaine distance entre les combattants allemands et lui³.
Le 8 septembre 1918, le même Marchadier, œuvrant déjà pour évoquer le rôle éminent de Paul-Louis fut la cheville ouvrière d'une première cérémonie qui se déroula à la Chavonnière. Cette cérémonie visait à rappeler, l'installation, cent ans plus tôt, du ménage Courier en ces lieux⁴ . Anatole France était présent. Il prononça un discours dont nous reproduisons l'intégralité ci dessous.

esdames, chers amis,

Les membres du comité formé pour célébrer l'établissement que fit, il y a cent ans, Paul-Louis Courier à la Chavonnière ont invité leur vieux voisin de Saint-Cyr-sur-Loire à cette fête de village où l'on célèbre l'agriculture, l'art et la raison. C'est une faveur dont je les remercie de tout mon cœur et particulièrement M. le Maire⁵ ,si cher à sa commune, et l'excellent instituteur de Véretz, M. Marchadier, à qui l'on doit une savante notice sur cette jolie ville que je viens de nommer, par étourderie, un village. Je prie les citoyens de Véretz de prendre le terme en bonne part, venant d'un ami des champs et d'un campagnard qui se fera reconnaître tout de suite vrai Tourangeau en vous demandant avec sollicitude si la vigne est belle et si vous espérez des vendanges abondantes, dues à vos soins assidus. Vous ne tarderez guère à vous livrer à ces travaux rustiques et à ces simples fêtes que la saison où nous entrons ramène tous les ans depuis les temps les plus anciens dont l'homme ait gardé la mémoire. Etant là l'automne en sa force et le temps des vendanges venu, chacun aux champs était en besogne à faire ses apprêts, est-il dit dans la Pastorale, les hommes portant la vendange dedans une hotte et la foulant ... Et comme la coutume est en telle fête de Bacchus, à la naissance du vin, on avait appelé des champs de là entour bon nombre de femmes pour aider.« Elles préparaient à manger aux vendangeurs et leur versaient du vin de l'année précédente, puis se mettaient à vendanger les plus basses branches des vignes. »
Cela, mes chers amis, est du grec et du plus fin, traduit très joliment par Paul-Louis, que nous abordons sans plus de façon. Paul-Louis vigneron, comme il se nommait lui-même volontiers. On dirait maintenant viticulteur, mais Paul-Louis parlait français.
Sa vie rustique vient de vous être contée par M. Marchadier en excellents termes : vous savez, mes amis, qu'avant d'être vigneron, Courier fut canonnier à cheval. Il alla à la frontière en 1792 et resta quinze ans dans ces armées qui combattirent la coalition des rois et sauvèrent la patrie. Je ne vous le donnerai pas pour un modèle accompli du soldat, pour un autre La Tour d'Auvergne. L'indépendance de son caractère, la vivacité de son esprit curieux, les mouvements d'une âme irascible, lui rendaient fort difficile une observation exacte des règlements militaires.
Pour être juste, il faut se rappeler qu'en ces temps-là, les officiers les plus brillants et les plus braves prenaient de grandes libertés avec la discipline, témoin l'héroïque et charmant La Salle qui, campé sur l'Adige, traversait de nuit les lignes ennemies pour rejoindre à Vicence une princesse italienne. Avec un nonchalant mépris du danger, Courier s'égarait parfois à la recherche d'un marbre antique ou d'un manuscrit grec. Officier instruit, cavalier habile qui se flattait d'entendre Xénophon sur l'article du cheval mieux que les plus savants hellénistes, routier infatigable et téméraire, en dépit des crachements de sang dont il faillit plusieurs fois mourir, aventureux comme pas un. Toutefois, il faut en convenir, il n'avait pas l'esprit militaire, il n'avait pas le feu sacré. Une fois, en 1809, il en crut sentir quelques flammes et sollicita l'honneur de se distinguer sous les yeux de l'empereur. Mais ce fut un feu de paille. Après Wagram, Paul-Louis ne brûla plus que pour le grec, et ne vécut plus que pour la science et la beauté. La guerre ne l'avait point enrichi, comme en témoigne une lettre qu'il écrivait en 1813 à la princesse de Salm et dans laquelle on trouve ces lignes :
Je travaille à mettre un peu d'ordre dans mes pauvres affaires ; quand je dis pauvres, ne croyez pas que je me plaigne de mon sort, je sais combien de gens qui me valent sont plus pauvres encore que moi ; et songeant à ce que possédaient mes amis Socrate et Phocion, j'ai honte de mon opulence. Enfin je mets ordre à mes affaires, et savez-vous pourquoi ? Pour aller à Athènes. C'est un vœu dont je dois m'acquitter. Tout grec un peu païen comme moi meurt content s'il a pu saluer la terre de Minerve et des arts.
Homme de peu de foi, Paul-Louis avait peu aimé la République et moins encore l'Empire. On connaît sa lettre, datée de Plaisance, mai 1804, sur le plébiscite dans l'armée, lettre qu'il a pu polir plus tard à loisir, mais non pas dénaturer. Est-il besoin de citer ?
Bonaparte soldat, chef d'armée, le premier capitaine du monde, vouloir qu'on l'appelle Majesté ! Etre Bonaparte et se faire Sire ! Il aspire à descendre.

Et au lieutenant Maire, qui lui demande : Pourquoi voulez-vous tant qu'il soit empereur, je vous prie ? notre homme répond : Pour en finir et faire notre partie de billard. Pourquoi, vous, ne le voulez-vous pas ? - Je ne sais, mais je le croyais fait pour quelque chose de mieux.
Cela est d'un philosophe et d'un homme d'esprit, d'un sage que le spectacle du monde amuse, et nullement d'un homme d'action. Un gouvernement croit n'avoir rien à craindre d'une âme si inoffensive, d'un esprit indifférent, ami de son repos et qui dans les éversions des républiques et les mutations des empires pense à faire sa partie de billard et à lire de vieux livres. Eh bien ! que les chefs de l'Etat ne s'y fient pas. Ils ont tort de mépriser les gens d'esprit. Et ils ne gagnent rien à les pousser à bout ; parfois ils y perdent beaucoup. Nous l'allons voir bientôt.
Lors de la chute de Napoléon et de la restauration des Bourbons, Courier s'occupait à traduire du grec en français, ce qu'il faisait mieux que personne ; il avait une femme jeune et jolie, et regardait les affaires de l'Etat avec une paisible indifférence.
Ne tenant de Bonaparte ni faveurs ni honneurs il passait aux yeux des royalistes pour homme de bien. Les nobles lui souriaient, les fonctionnaires le flattaient et tâchaient de le gagner. Il se serait laissé faire n'eût été une droiture de caractère, une tendresse universelle, une charité du genre humain, qui, à défaut d'énergie, l'opposait malgré lui à l'injustice et à la cruauté. Il ne pouvait souffrir que l'on fît devant lui du mal aux pauvres gens. Il aimait le peuple à sa façon, mais sincèrement, le peuple qui, disait-il, bâtit, cultive, fabrique, lit, médite, invente, perfectionne les arts et sait aussi se battre, si se battre est une science. Quand il vit à l'œuvre les ultras et les cagots, quand il rencontra sur les routes des paysans conduits, enchaînés par des gendarmes à la prison de Tours pour n'avoir pas salué leur curé ou être allés boire pendant la messe, il s'indigna, et tout frémissant, écrivit son premier pamphlet qui, décrivant l'état déplorable d'un village de Touraine, décrivait l'état de la France entière. Ce pamphlet fut lu avidement. Jusqu'en 1821, Courier mena la guerre du bon sens contre les folies du pouvoir. Il n'y avait plus alors de journaux indépendants; le ministère Villèle les avait tous achetés ou supprimés; c'est ce qu'il appelait amortir l'opposition. Aussi l'esprit public dévora ces petits écrits pleins de bon sens et d'esprit et qu'on pourrait appeler les provinciales du libéralisme. Dans le silence public, Courier devenu célèbre, agissait puissamment sur l'opinion. Le gouvernement en prit ombrage et fit mettre le pamphlétaire en jugement.
Qu'en advint-il ? Ce qu'il en devait advenir ; il en fut de ce procès comme de tous les procès politiques intentés à l'instigation du pouvoir. Le gouvernement obtint facilement une condamnation et cette condamnation discrédita le pouvoir, avilit les juges, grandit le condamné. « Plus on me persécute, disait Paul-Louis, plus j'aurai l'estime publique. » Et il disait vrai.
Le gouvernement crut se rattraper par un second procès et poursuivit le chansonnier Béranger. Béranger fut condamné et le gouvernement ne s'en trouva pas mieux.
Ces pamphlets de Courier se lisent encore avec un extrême intérêt malgré le changement des mœurs et des institutions. On y trouve peu de doctrine, point de système, mais beaucoup de raison et beaucoup d'humanité. Ils sont encore aujourd'hui le régal des délicats, qui reconnaissent en Courier le meilleur écrivain de son temps, le plus sûr, le plus sobre, le plus exact à la fois et le plus charmant et, pour tout dire d'un mot, le moins romantique.
Une mort tragique le frappa au moment où il atteignait la perfection de l'art. Je pourrais vous montrer dans son style la grâce enjouée de La Fontaine et l'élégante simplicité de Pascal, je pourrais vous faire sentir dans sa phrase cette pureté qui nous ramène à l'âge d'or des lettres françaises. Mais il vaut mieux que je cède la place à Mlle Maille, de la Comédie Française, qui vous lira de sa voix charmante une page de Paul-Louis. Un mot seulement et je lui cède la place.
Mes chers concitoyens, nous ne pouvons détacher notre pensée de ceux des nôtres qui combattent pour nous avec une constance héroïque. Ils méritent mieux que ces pompeux éloges que nous leur décernons et par lesquels nous semblons nous glorifier nous-mêmes. Et puisque, grâce à Paul-Louis, nous sommes tous fleuris des souvenirs de la Grèce antique et de la ville de Minerve, méditons cette pensée que Thucydide attribue à Périclès et qui peut se résumer ainsi :
Quand j'aurai montré qu'Athènes est gouvernée par de bonnes lois, j'aurai fait un suffisant éloge de ceux qui sont morts pour sa défense.
Eh bien ! puisque nous sommes unanimement pénétrés de cette idée que nos soldats combattent pour la justice et la liberté, ô mes chers concitoyens ! efforçons-nous, nous tous qui sommes rentrés ou demeurés dans nos foyers, efforçons-nous de leur conserver, à ces soldats citoyens, une patrie libre amie de la justice.

[1] « Mon grand-père Anatole », article publié dans la Nouvelle République du Centre Ouest le 6 août 1957. M. Psichari fut président de la SAPLC de 1972 à 1975.

[2] Il y conduisait les amis qui lui rendaient visite à la Béchellerie. Propriétaire de la Chavonnière, Blanche Habert, disparue fin 1988, évoqua la présence d'Anatole France en ces lieux in Cahiers P.-L. C. n°6 de novembre 1971, p29 et 30).

[3] Les Allemands qui progressaient vers Paris avaient dressé une liste de personnalités françaises à arrêter dès leur entrée dans la capitale. Le nom d'Anatole France figurait en bonne place sur cette liste. Le préfet de Seine-et-Oise invita l'écrivain à quitter Versailles au plus vite. C'est ainsi qu'il s'installa à la Béchellerie en septembre 1914. Deux ans plus tard, il acheta la propriété où il devait terminer ses jours.

[4] On sait que Paul-Louis et Herminie s'installèrent à la Chavonnière le 21 avril 1818.

[5] Il s'agissait de M. Gustave Desouches, maire de fin 1899 à 1919.

Anatole France, 8 septembre 1918