Paul-Louis Courier

Cronista, panflettista, polemista
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ÉTUDE sur PAUL-LOUIS COURIER par JULES DAVID

PAUL-LOUIS COURIER
PAUL-LOUIS COURIER
Q uand on étudie la physionomie d'un homme au génie littéraire incontestable, à qui la langue doit des tours et l'esprit doit des traits, dont l'excellence est reconnue par tous ; quand on cherche les causes de cette supériorité, on voudrait qu'elle fût générale, et que le coeur valût autant que l'intelligence. Malheureusement la nature n'est pas si complaisante que notre culte est exigeant : elle a répandu des taches sur notre soleil, elle a mélangé le bien et le mal dans notre type de prédilection, elle lui a donné un de ces caractères malléables, qui se laissent pénétrer, changer par les événements, et que l'action de la vie use et blesse au détriment de la perfection morale. Vous désiriez un coeur largement épanoui, et vous n'en trouvez qu'un excité par l'ambition la plus vulgaire, celle de l'avancement dans l'armée, et plus tard, celle de la priorité dans la science.
Tel est pour nous Paul-Louis Courier : talent supérieur dans les lettres, mais nature quinteuse, difficile, irascible, égoïste. Il conquiert plutôt l'admiration que la sympathie. Il inquiète le lecteur par ses idées absolues, il l'impatiente par ses méfiances excessives, il le froisse par ses jugements trop rigoureux ; mais il le charme par son style, et l'enchante par son esprit. Pourtant la plupart des critiques ont exagéré ses défauts personnels. C'est le fort de ces hommes d'opposition qui ne voient que le vilain côté des choses, qui ne constatent que les fautes, qui ne relèvent que les défaillances. On les critique beaucoup parce qu'ils ont beaucoup critiqué ; c'est la loi du talion. On ne les lit qu'avec défiance, on ne les loue qu'avec restriction. Tant pis pour eux ! Car ils ont été plutôt la flamme qui brûle que la flamme qui purifie. Peut-on dire qu'on est injuste à leur égard ? Non. Les hommes n'aiment pas le blâme continu ; ils ont peu de goût pour ceux qui les régentent sans cesse, et c'est peut-être le pire des despotismes que le despotisme de la misanthropie ; mais pourquoi repousser Timon, parce qu'il n'est pas Socrate ?
On a porté sur Paul-Louis Courier des jugements divers et contradictoires. La passion politique ne lui a pas encore pardonné, comme aux auteurs de la Satire Ménippée. On a noirci son caractère, on a calomnié ses actes, on est allé jusqu'à nier la valeur de son style, conséquence absurde où pousse l'aveuglement des partis. Les hommes de lettres se sont montrés à son égard plus justes, plus désintéressés et plus clairvoyants. Sainte Beuve et M. Sarcey l'ont apprécié avec justesse et mesure. Armand Carrel lui a taillé une statue, à laquelle M. Lacaussade est en train d'élever un piédestal. Nous n'avons, nous, ni à défendre sa mémoire, ni à revendiquer son rang littéraire. Contentons-nous de suivre le développement de sa pensée, et d'étudier en lui son oeuvre comme elle le mérite. Quant à sa biographie, nous n'avons besoin d'en rapporter que les principaux traits.
Satyre Menippee de la vertu du catholicon d'Espagne. Et de la tenue des Estatz de Paris Né à Paris, le 4 janvier 1772, Paul-Louis Courier quitta bientôt la capitale avec son père, qui s'en exilait volontairement pour fuir le ressentiment d'un grand seigneur qu'il avait offensé. Là, dans la luxuriante Touraine, Paul-Louis partagea ses études entre les humanités et la science, s'initiant aux mathématiques comme devoir, au grec et au latin comme plaisir. Le grec devint sa langue de prédilection, et toute sa vie s'en ressentit. Les mathématiques ne lui servirent, pendant la Révolution, qu'à entrer dans une arme savante, et à passer lieutenant d'artillerie dès 1793. Aussi sous le militaire par nécessité apparut toujours l'helléniste par vocation ; et dans son bagage d'officier, il ne manqua jamais d'emporter un Homère et un Xénophon. Est-ce son goût pour l'antiquité qui le fit solliciter et obtenir un emploi de son grade en Italie ? Toujours est-il qu'il y profita plus comme helléniste que comme soldat. De là son dégoût pour les armes, sa démission en pleine guerre, en 1809, et son retour à Paris où sa spécialité de linguiste l'entraînait. Pourquoi l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres lui refusa-t-elle le fauteuil qu'il espérait ? En le lui accordant elle aurait fixé son avenir, calmé ses irritations, et tourné vers l'érudition pure ses efforts et ses idées, qu'il mit dès lors à disposition de la politique. La littérature y a gagné des oeuvres pleines de verve et d'esprit, si l'érudition y a perdu quelques belles traductions. Nous n'avons pas à nous en plaindre, et il nous reste à accepter l'homme tel qu'il se présente à nous, sinon tel que nous aurions pu le rêver.
Quoi qu'il en soit, il n'y a pas seulement en Paul-Louis Courier un grand écrivain, il y a un homme original et supérieur, qui a jugé son temps avec une franchise et une fermeté rares. Son caractère est sans doute désagréable, son humeur souvent acariâtre, son esprit tourné aux contradictions ; mais de ces défauts mêmes naissent les qualités littéraires : la causticité, la verve, la chaleur. Il est bon que des censeurs aussi inflexibles, des critiques aussi pointilleux, surgissent aux époques de transformation politique. Ils ne laissent rien passer, ils n'épargnent personne ; et si leur persévérance à dénoncer les vices d'une société ou d'un temps, force parfois la note, et exagère les déclamations, ils n'en ont pas moins l'oeil sans cesse ouvert et la parole prête et hardie. Plus se rencontrent à une époque de l'histoire de questions pendantes, de tendances diverses, de luttes et de passions en jeu, plus il est nécessaire que des esprits déliés et pénétrants discernent le vrai du faux, le sincère du joué, et suivent inflexiblement leur ligne, sans s'arrêter à des considérations de convenance et de mesure.
Décapitation de Louis XVI
Décapitation de Louis XVI
 
C'est ce qui est arrivé à notre auteur, aussi bien sous l'Empire que sous la Restauration. Partisan du progrès, ami de la liberté, il ne se laisse éblouir ni par la gloire de l'un, ni par les théories de l'autre. Il n'admet pas plus la conquête par le despotisme que la paix par l'oppression. Inspiré par un idéal d'indépendance complète, il ne fait concession ni aux nécessités de la guerre, ni aux exigences d'un nouveau régime. Aussi dans ses lettres particulières, quand il est à l'armée et y fait son devoir, raille-t-il les abus et le désordre des expéditions militaires, avec autant de verve qu'il dénoncera les perfidies des partis pendant les luttes parlementaires, quand il s'est retiré dans ses vignes de la Touraine. Tout se modifie autour de lui, seul il persévère dans sa vie dont le point de départ est 1789. Il a réagi contre les erreurs de son temps, il a gémi des excès révolutionnaires, mais sans jamais les considérer comme un obstacle à l'établissement de la liberté ; il s'est soulevé contre les compressions impériales aussi bien qu'il dévoilera plus tard, dans les articles du Censeur, les pièges de la réaction.
Rien n'est donc plus curieux que cet homme qui ne change ni dans ses vues, ni dans ses opinions, tandis que tout varie autour de lui, la pensée comme l'action, et c'est en le suivant pas à pas, jour par jour, qu'on apprécie mieux l'unité de sa conduite et la logique de son caractère. Aussi nous a-t-il paru indispensable, pour mieux saisir sa physionomie, et pour mieux comprendre son oeuvre, d'en publier les morceaux principaux d'après l'ordre chronologique : d'abord les lettres, ensuite les pamphlets, enfin les articles. Pour nous, du reste, les lettres ont encore un plus vif intérêt que les articles et les pamphlets. Elles n'ont ni l'âcreté des uns, ni l'apprêt des autres ; elles brillent par une clarté d'expression, une franchise d'allure, une sorte de naïveté railleuse qui rappellent les meilleurs écrivains du XVIè siècle. Elles ne sentent ni la polémique, ni la satire ; et l'esprit y est parfaitement à l'aise, parce qu'aucune préoccupation, aucune gêne, n'en troublent l'émission ou n'en paralysent l'essor.
On peut reprocher à Paul-Louis Courier dans ses articles, certain paradoxe comme l'apologie de la Bande-Noire, où, par haine du passé, il en dédaigne les témoins les plus véridiques, il en efface les traces les plus curieuses. On peut regretter que dans ses pamphlets il exagère ses appréhensions et grossisse les torts de ses adversaires. Il n'est pas éloigné parfois de faire des procès de tendance, lui qui les condamne avec tant d'indignation. Il ne craint pas d'outrer les vices pour les mieux fustiger. Sa verve l'emporte au-delà des limites du bon sens et de la vérité : il combat au lieu de raisonner. Rien de cela dans ses lettres ; il y est sincère, juste, modéré, sans sacrifier de sa malice, de sa finesse et de sa vigueur. L'homme n'y est pas moins original que l'écrivain ; et voilà pourquoi nous mettons ses lettres, où il se dévoile tout entier, en tête de ses oeuvres, qui ne font que s'accentuer dans l'ironie par l'usage de la plume et par l'impatience de la critique. Elles contiennent, d'ailleurs, l'expression d'un sentiment familial qu'on est heureux de rencontrer dans un critique aussi acerbe. Sa correspondance avec sa femme et celle avec ses amis révèlent une sensibilité qui n'a rien d'apprêté, et qui trouve des expressions d'une tendresse et d'une grâce infinies. Cela hausse son rang, cela double sa valeur, au grand avantage de sa personnalité.
Au commencement de sa carrière militaire, Paul-Louis Courier fut à la fois malheureux et méconnu. Sincère patriote, ne pouvant juger sur place les changements politiques qui s'accumulaient, il n'en vit que le mauvais côté : le dédain des constitutions, l'arbitraire des actes, le despotisme des dictatures, et condamna les remèdes comme pires que la maladie sociale. Plus que personne il s'est dans ses écrits abandonné à sa nature : il conservait en lui un idéal qui, à mesure que les événements en obscurcissaient l'éclat et en éloignaient la réalisation, se montrait de plus en plus froissé et terni. De là ses ressentiments, ses irritations, ses emportements ; et, pour juste et vraie qu'ait pu être sa colère, elle n'en a pas moins fini par déborder avec violence, par ravager au lieu d'améliorer. Admirable polémiste qui se fourvoie sans se corrompre, mais qui applique parfois la satire de Juvénal, où il n'eût fallu que l'épigramme de Beaumarchais. L'épistolier, au contraire, plus calme et moins exigeant, nous semble y voir plus clair, toucher plus juste, et servir davantage au triomphe de ses idées. Du reste, l'un explique l'autre, et cela justifie l'ordre que nous donnons à ses publications : lettres, pamphlets, mélanges politiques et littéraires.
Quoique datées à de longs intervalles, ces lettres n'en ont pas moins le mérite d'avoir un caractère de sincérité, qu'elles peignent l'homme au complet : sa pétulance, sa causticité, sa patience de longue durée, son impatience, qui, une fois venue, ne le quittera plus ; ses espérances et ses déboires dans sa carrière militaire, sa persistance d'érudit, son avidité pour l'étude, ses progrès sensibles comme écrivain. Des récits excellents, des anecdotes charmantes, de l'esprit partout, et parfois des chefs-d'oeuvre d'ironie, comme la lettre sur l'élection à l'Empire. Voilà le caractère de ses premiers écrits. Ses confidences à sa mère se distinguent par un sentiment franc et naïf. Ses lettres à ce M. Chlewaski, inconnu pour nous, si apprécié par Courier, brillent déjà de toute la verve, de toute la grâce, de toute la désinvolture de ses meilleurs pamphlets. Quelle gaie silhouette de la société de Milan ! Quelle triste description des ravages artistiques à Rome !
Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort (1740-1794)
Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort (1740-1794)
Personne ne trace mieux que Courier la physionomie des contrées qu'il traverse : en peu de lignes, il dessine un paysage ; en peu de mots, il achève un portrait. Et quelle simplicité ! quelle sobriété ! C'est l'esprit français sans phrases. Chamfort a dit : En vieillissant, il faut que le coeur se brise ou se bronze. Courier a choisi la dernière manière ; et, quand il parle combats, pillages, massacres, il faut voir avec quelle insensibilité il traite de morts, de mourants, de victimes et de toutes ces infamies, compagnes ordinaires d'une armée en campagne. Ce dur apprentissage de la vie, ce réalisme dans son style épistolaire, n'a pas peu servi à aiguiser les traits du pamphlétaire et, plus tard, à les lui faire darder sans vergogne. Contrairement à tous ces apologistes, gagés ou amateurs, qui nous débitent avec tant de pompe les grandeurs et les gloires des conquêtes, Courier a eu le courage de retourner la médaille, et de nous en décrire l'envers avec une vérité et une énergie sans égales. Louons sa franchise, mais plaignons son humeur !
Ce que l'on doit admirer le plus dans Courier, c'est l'art de répéter les choses en variant l'expression selon la personne à qui il écrit. Son texte perpétuel, ce sont les misères, les horreurs, les tristesses de la guerre, surtout loin des grandes armées, dans les pays qu'on doit occuper sans les conquérir, dans la Calabre, où il était. Il s'exprime tantôt avec une grande sévérité, tantôt avec l'insouciance railleuse du soldat ; il détaille jusque dans le menu cette vie d'aventures, ces dangers à tous les pas, l'escopette du brigand comme le stylet de l'assassin, et vous montre à quel état d'abattement farouche et de mépris de la vie ce régime, à la longue, vous amène malgré vous. Lisez la lettre au général Mossel, qui lui avait fait cadeau d'une chemise, au lendemain d'une expédition malheureuse où on l'avait dépouillé de tout ; lisez la suivante, à M. de Sainte-Croix, de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et vous serez enchanté de la finesse, de la verve, du style de ce merveilleux écrivain, qui fait revêtir aussi bien l'habit aux rubans verts du Misanthrope que la casaque bariolée de Scapin, et parler leur langue tour à tour. Et, quand il s'adresse à la cousine de Lille, Mme Pigalle, qu'il n'a pas vue depuis deux ans, quelle grâce ! quelle bonhomie ! quels charmants souvenirs évoqués ! C'est à ne jamais croire que c'est un sévère commandant qui écrit, un pourchasseur de brigands de montagne, qui mène un combat sans merci et donne des batailles sans prisonniers ! Comme à tous ses correspondants, il lui parlera de la guerre, mais en ces termes adoucis qui n'en montrent que l'inanité : « … Savez-vous qu'il m'arrive de ne plus rire ? Je deviens méchant. Imaginez un peu à quoi je passe mon temps. Je rêve nuit et jour au moyen de tuer des gens que je n'ai jamais vus, qui ne m'ont jamais fait ni bien ni mal : cela n'est-il pas joli ? Ah ! croyez moi, cousine, la tristesse ne vaut rien. » Peut-on exprimer plus spirituellement une opinion plus originale et plus sincère ? Eh bien, presque toutes ses lettres ont comme celles-ci des qualités vives, originales, curieuses, qualités que nous devons désormais laisser le lecteur découvrir et louer, sans rappeler davantage les traits qui les caractérisent, et l'effet qu'elles ont produit sur nous.
Il y a deux phases dans la vie de Paul-Louis Courier : celle du militaire et celle de l'écrivain. De là, deux parties dans ses lettres, fort distinctes, quoique parfois mêlées. Mais plus il va, plus le sort contrarie ses désirs, et plus son caractère s'aigrit en s'irritant contre tout obstacle. Les déboires qu'il éprouva dans les lettres lui furent plus sensibles encore qu'à l'armée. On dédaigna le savant ; personne ne sut apprécier chez lui l'art exquis du traducteur. Cette forme, qu'il avait empruntée autant à la langue originale du XVIè siècle qu'à l'idiome harmonieux et naturel de la Grèce, fut considéré comme une recherche d'archaïsme, condamnée par le bon goût du temps. On le méconnut, on le repoussa de l'Institut, et il s'en vengea par cette lettre à MM. de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, chef-d'oeuvre d'ironie, sinon de justice littéraire. Il frappait sans ménager les coups, sans choisir ses adversaires. Il en est de même de ses lettres au journal le Censeur ; il en est de même de ses pamphlets, tous plus verveux, plus spirituels l'un que l'autre, mais où l'esprit de son époque est condamné avec une rigueur extrême, où les hommes politiques qui gouvernaient alors la France sont ridiculisés jusqu'à l'excès, où tous ceux qui lui font ombrage sont sacrifiés sans scrupule. C'est qu'en vieillissant il devient de plus en plus misanthrope, mécontent de soi et des autres, quinteux, égoïste. Une seule qualité le sauve d'une réprobation méritée, une seule qualité l'absout, le distingue entre tous, le couronne ! Qu'est-ce que cette qualité magique qui excuse tant d'erreurs, qui pallie tant d'exagération, qui charme et séduit ? C'est le style, et Paul-Louis Courier y est un maître incontesté.
Il existe des écrivains qui ont pour principale préoccupation le style, c'est à dire la forme qu'ils donneront à leur pensée? C'est moins le nombre des idées qu'ils poursuivent que la façon dont ils les exprimeront, le cadre qui leur siéra le mieux. Les uns, caustiques avant tout, adoptent une manière vive, preste, dégagée, la phrase courte, le trait rapide, l'épigramme acérée.. Les autres, d'un tempérament calme et d'une nature reposée, donnent à leur façon de procéder une ampleur majestueuse, une tournure noble, une ordonnance méthodique. Voilà ce qu'entendait Buffon par son apophtegme : « le style c'est l'homme.  » Voilà ce que recommandait Voltaire en s'écriant : «  Le style seul conserve les écrits. » Il n'y a donc pas lieu de blâmer dans Courier le trop de soin avec lequel, d'après certains critiques, il embellit sa forme. Il aime et respecte sa langue, il l'étudie dans les auteurs de son choix, il va demander à l'époque de Louis XIV la clarté de ses tours et au XVIè siècle l'originalité de ses épithètes, rien de mieux. Plusieurs de ses pamphlets, et surtout de ses articles au Censeur, nous paraîtraient un peu vieillis dans leurs sarcasmes, si ces sarcasmes n'étaient relevés par le sel attique le plus fin, trames légères, si l'on veut, mais admirablement brodées.
élie Louis Decazes (1780-1860)
élie Louis Decazes (1780-1860)
Nous irons plus loin, nous dirons même que c'est presque la qualité unique qui leur reste, et qui les sauvera de l'oubli. En effet, on peut chez lui condamner dans plus d'un endroit une pensée acerbe, outrée et parfois même injuste, une haine de parti, une acrimonie contenue. Quoi de plus violent que ses déclamations contre la noblesse et le clergé ? Quoi de plus injuste que certaines accusations qu'il accumule sur la tête de M. Decazes ? Mais, à propos de ce dernier, il montre tant d'esprit et de verve, une langue si variée et si pure, qu'on est désarmé par le rire, et qu'on applaudit l'auteur tout en repoussant son opinion. C'est là véritablement le triomphe du style ! C'est là que la justesse des termes, l'élégance de la phrase, l'originalité de l'auteur, se font apprécier indépendamment de sa pensée. L'avocat s'est chargé d'une mauvaise cause : on loue son talent, on blâme son plaidoyer. Triste constatation de la vanité de la parole humaine ! Elle dit parfois le bien lourdement et ennuyeusement, et le mal avec un prestige et un attrait des plus séducteurs. En tout cas, tant pis pour ceux qui ne brillent que par l'esprit et non par le sens moral. Il faut éviter surtout le rôle de critique quand même : que reste-t-il de Zoïle ? Un nom, pour servir de repoussoir à celui d'Homère.
Du reste, pour mieux apprécier le style de Paul-Louis, il faut retourner à son temps. Où en était la littérature de 1820 à 1828 ? A l'imitation continuée des anciens, travail ingrat dans une terre épuisée, dont on ne pouvait plus tirer que de rares et chétives moissons : le noble tombé dans le convenu, la pompe dans l'emphase, l'esprit dans le précieux, l'imagination aboutissant au banal, le faux débilitant le goût. A ne prendre que les prosateurs : pour un Chateaubriand on comptait dix Marsangy. L'improvisation de la Tribune et de la Presse commençait à introduire dans le style si rapide et si élégant du XVIIIè siècle les lenteurs, les longueurs, les pléonasmes, les vulgarités du lieu commun, l'affadissement des idées ordinaires, l'impuissance des périodes toutes faites. Une phraséologie terne et froide alanguissait les meilleurs écrits, s'imposait aux meilleurs auteurs. Il fallait secouer le joug de la décrépitude et de la décadence ; il fallait remonter aux sources de la langue française, demander au XVIè siècle l'originalité de ses termes et la coloration de ses épithètes, fuir la perfection trop limitée, quoique inimitable, des grands écrivains du XVIIIè siècle, et s'inventer une manière tenant au XVIè siècle par la richesse des expressions et au XVIIè siècle par la clarté du tour.
Dès lors, que d'études, que de recherches, quel labeur ! extraire, comparer, effrayer, déterminer le poids de tel substantif, décomposer tel adjectif, demander à l'origine des mots leur véritable acception, poursuivre les nuances dans leur magie, les périodes dans leur contours, analyser, coordonner : véritable chimie grammaticale, dont il fallait retrouver les principes et recomposer les lois. Tout ce travail de patience et d'investigation, Paul-Louis Courier le fit dans le silence du cabinet, s'étonnant lui-même de la difficulté de bien écrire, et voulant justifier de plus en plus les éloges qu'on lui prodiguait. Enfin tant d'efforts furent couronnés du succès le plus éclatant : il se satisfit soi-même et nous laissa une oeuvre qu'aurait signée Labruyère, et que Voltaire eût applaudie.


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